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Delaby : "J'ai l'impression de tourner un péplum !"

Agrippine, Claude, Britannicus, Néron… Pour leur somptueuse et tumultueuse série Murena, le scénariste Jean Dufaux et le dessinateur Philippe Delaby ont réuni un casting impérial. Il en résulte une fresque antique pleine de fureur et riche en rebondissements sur l'ambition et les dérives du pouvoir. Rencontre avec le metteur en scène de cette "BD-péplum" qui bouscule pas mal d'idées reçues…Sans doute peu de lecteurs de Murena s'en souviennent-ils, mais c'est déjà par une histoire par la Rome antique que vous vous êtes fait connaître…C'est vrai. L'une de mes toutes premières bandes dessinées publiées était une courte histoire de gladiateurs. C'était en 1987 dans le journal Tintin. A l'époque, j'étais encore très influencé par les aventures d'Alix et l'univers de Jacques Martin. Mais, j'ai toujours adoré les péplums, ces grandes fresques cinématographiques qui retraçaient des épisodes de l'Antiquité. J'ai pratiquement vu tous les films de ce genre très en vogue dans les années cinquante et soixante. Les meilleurs comme les films américains Ben-Hur, Cléopâtre, Spartacus, etc. Mais aussi les pires comme les Hercule et les Maciste italiens ! Dès lors, j'ai voulu reproduire cela en BD. Quand j'apprenais le dessin à l'académie des beaux-arts de Tournai, je mettais déjà de préférence en images des histoires qui se situaient dans la Grèce ou la Rome antiques…Qu'est-ce qui a fait naître en vous cette passion pour l'Antiquité ?En fait, cette passion m'est venue après avoir vu le Ben-Hur de William Wyler. Ce film m'a marqué très profondément. L'histoire, l'ambiance, les couleurs, la mise en scène colossale, les décors grandioses, les costumes… Ce fut le choc qui a décidé de mon avenir ! C'est à partir de là que j'ai, par ailleurs, commencé à me passionner pour toutes les grandes figures de l'Antiquité. Des personnages comme Néron, Caligula et même Jules César ont eu des vies absolument fascinantes. En lisant leur biographie, on se rend compte que le monde politique d'aujourd'hui n'a guère évolué. L'ambition, le pouvoir, les intrigues, les complots, les compromis, l'argent, la corruption… faisaient déjà l'actualité de l'époque.Mais, la réalité de ces personnages provoque-t-elle la même fascination que leur représentation à l'écran ?J'avoue que moi-même, dans un premier temps, je me contentais de l'image que projetait le cinéma de ces personnages. Par la suite, je me suis tout de même documenté afin de connaître la vérité. Car il faut bien dire que le cinéma a souvent privilégié le romanesque et le spectaculaire au détriment de l'authenticité. Hormis le Spartacus de Stanley Kubrick qui est assez proche de la réalité, les autres péplums se permettent beaucoup de libertés par rapport à ce qu'était vraiment l'Antiquité. Cela dit, la télévision a produit depuis quelques séries historiques d'excellent niveau, comme Moi, Claude empereur, Massada et le Jésus de Nazareth de Zefirelli. Ce sont des productions de ce type qui m'ont incité à traiter le sujet en BD avec un réalisme pur et dur…Et à rendre aux César ce qui est vraiment aux César ?L'idée qu'on se fait de l'Antiquité est généralement fausse parce qu'elle est précisément très influencée par le cinéma et la télé. Pour beaucoup, Néron est ainsi le personnage tyrannique, excentrique, sadique et lubrique campé par Peter Ustinov dans Quo Vadis. Or, Néron n'était pas intéressé par le pouvoir. Il n'est devenu un despote sanguinaire que poussé par l'ambition meurtrière de sa mère Agrippine et pour se protéger des complots qui visaient à l'éliminer. On oublie qu'il a grandement contribué au prestige de Rome et on ne retient que le côté psychopathe qui a marqué la fin de son règne. En me documentant sur lui, j'ai d'ailleurs découvert qu'il était un homme beau, athlétique, intelligent, raffiné, tout différent de l'empereur rondouillard, fielleux, capricieux, cruel qu'on se représente habituellement.Ne risquez-vous pas de choquer certains bédéphiles pour qui la vraie Rome antique reste celle d'Alix ?Dans Murena, Jean Dufaux et moi — lui au niveau du scénario et moi sur le plan de l'illustration — nous avons tenu à nous rapprocher le plus près possible de la vérité. Nous avons voulu montrer aux lecteurs comment était réellement Rome sous le règne de Néron. En bousculant les idées reçues, nous avons peut-être choqué certains fans d'Alix, mais notre intention n'était pas de faire de la provocation. Notre objectif était d'être réalistes et de ne pas occulter l'extrême cruauté de l'époque. Cela dit, nous nous sommes tout de même gardés d'exploiter cette cruauté de façon gratuite. Si certaines images peuvent paraître violentes, elles sont encore largement en deçà de la réalité d'alors… Nous sommes donc dans un univers très différent d'Alix. En tout cas Jacques Martin est un grand narrateur et dessinateur.Ce souci de vérité a dû nécessiter un travail de documentation considérable ?Jean Dufaux est un érudit ! Il a compulsé une masse d'ouvrages sur l'Empire romain et, plus particulièrement, sur le règne de Néron. Il a notamment lu Suetone (Vie des douze César) et d'autres auteurs latins. Je me suis moi-même rigoureusement documenté. Grâce à un ami, j'ai pu disposer de documents anglais, les plus pointus au niveau des reconstitutions. Je ne pouvais pas me permettre d'erreurs pour les décors et les costumes ! Pour ce qui est de l'ambiance, je me suis inspiré du Satyricon de Petrone et de l'adaptation qu'en avait faite Fellini. Cela m'a aidé à restituer le côté truculent et le côté malsain de l'atmosphère de l'époque. Je me suis également référé aux fresques et mosaïques de Pompéï et autres sites archéologiques…Etant un fan de péplum, vous arrivez à vous dégager de cette influence ?C'est une influence dont il n'est pas facile de se dégager. Car, le cinéma, ce n'est pas seulement des images qui défilent et imprègnent l'imagination. Le “péplum”, c'est aussi un certain style de musique pompeuse… Mais cela contribue à vous mettre dans le bain. Ainsi, je dessine avec de la musique de péplum en fond sonore ! Et je sais que Jean Dufaux écrit le scénario dans les mêmes conditions… Cela dit, je pense qu'on ne pourrait pas faire revivre l'Antiquité sans ces références cinématographiques. Car les sensations, on ne les ressent pas à la lecture de bouquins ou en visitant des ruines. On les ressent au cinéma en voyant et en entendant des personnages hauts en couleur qui s'animent dans des décors plus ou moins bien reconstitués. En fait, pour Jean et moi qui sommes tous deux des cinéphiles passionnés, Murena est un moyen de réaliser une super-production à peu de frais. Et puis, qui peut réunir un pareil casting ?Murena, c'est de la BD en cinémascope et technicolor ?Pas en technicolor ! Car ce procédé photographique donnait des couleurs trop vives et trop “kitch”. Sur le plan visuel, et aussi au niveau du traitement du sujet, Murena fait d'avantage référence à la lumière naturelle des images et la profondeur psychologique du Spartacus de Stanley Kubrick qu'au clinquant qui vous en met plein la vue de la plupart des péplums hollywoodiens. C'est pourquoi, j'ai choisi de colorier mes planches en couleurs directes. Elles en deviennent ainsi plus nuancées et plus en adéquation avec le ton particulier du récit. A ce propos, je dois rendre ici hommage à André Benn qui m'a formidablement secondé dans cette tâche.Au fait, Murena a-t-il existé ?Lucius Murena est un personnage fictif que nous avons confronté à des personnages authentiques. Ce qui permet de raconter une histoire et de faire réagir des personnages sans s'en tenir de façon trop stricte et trop limitée à l'Histoire. Un peu à la manière de Shakespeare, Corneille et Racine dans leurs tragédies (cela dit en toute modestie !). Et aussi à la manière plus contemporaine de cinéastes comme Sergio Leone, Brian de Palma, Francis Coppola, Martin Scorsese. Disons que Murena, c'est un thriller sur fond, très noir, de Rome antique !Quel a été, graphiquement, le défi le plus ardu que vous ayez eu à relever ?Ce fut de typer distinctement chaque personnage en fonction de son caractère et de son rôle. Il n'y en pas deux qui se ressemblent ! Comme lorsqu'on dessine un visage, il est pratiquement impossible de faire abstraction de personnalités existantes, c'est encore au cinéma que j'ai emprunté certains traits des protagonistes du récit. Belle, froide, hautaine, Agrippine m'a ainsi instinctivement fait penser à Carole Bouquet. Il y aussi un méchant qui apparaît furtivement dans ce second album, mais qui va jouer un rôle prépondérant dans les épisodes suivants : lui, c'est Jack Palance !C'est aussi l'idée que s'en fait Jean Dufaux ?Ce qu'il y a de formidable avec un scénariste comme Dufaux, c'est qu'après avoir longuement discuté avec vous du sens qu'il souhaite apporter à l'histoire et de la psychologie des personnages, il vous laisse une totale liberté au niveau de la mise en images. Que tel protagoniste ne ressemble pas au portrait qu'il se faisait de lui, cela lui importe peu. L'essentiel est que celui-ci ait l'air de jouer exactement le rôle qui est le sien et que ses traits traduisent toute la duplicité de son caractère. Bref, qu'il ait bien le physique de l'emploi ! De plus, le vocabulaire que nous utilisons dans nos discussions, est plus un vocabulaire de cinéma que de BD. Avec Jean, j'ai l'impression, non pas de dessiner, mais de tourner un péplum. Ce qui est évidemment très enthousiasmant.De Jean Dufaux et vous, lequel est le plus “romain” ?Jean Dufaux est, pour moi, très romain. C'est quelqu'un de très structuré, qui avance et fonce avec une détermination et une force subtilement dosées. Moi, j'ai plutôt un tempérament grec ! Je suis assez Bohême et j'ai besoin d'une autorité qui me soutient et me guide. Et c'est sans doute pour cela qu'entre nous deux, ça marche extraordinairement bien.J.L.L

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Il fait le point sur son actualité

Cet hiver, l’actualité de Régis Loisel s’annonce chargée. Le tome V de Peter Pan ? Pas pour tout de suite… Alors, juste histoire d’en parler, il a bien voulu répondre à nos questions, même les plus indiscrètes…Paru l’an dernier, Pyrénée était votre premier album de scénariste. Avec Franfreluche, on peut désormais parler de tournant.Vous savez, j’ai toujours raconté et dessiné des histoires. Les collaborations avec Le Tendre (ou Cothias dans les années soixante-dix) ont toujours été faites à deux sur le plan du scénario. Mais il est vrai que depuis quelque temps, certains dessinateurs me demandent de leur écrire des histoires… alors par jeu, je deviens leur scénariste. Les pauvres ! Ils ne savent pas où ils mettent les pieds !La collaboration a été difficile ?En racontant mes histoires, j’ai eu du mal à ne pas avoir mon point de vue de dessinateur. Un petit croquis vaut mieux qu’un long discours alors je “story-board” et mets en scène toute l’histoire. Pour moi cela va plus vite mais cela ne doit pas être évident pour le dessinateur. J’en suis conscient. Cela se fait dans la difficulté pour eux comme pour moi. Je les pousse à aller très loin.Pour qu’il fasse du Loisel ?Non, j’ai envie qu’ils dépassent leurs limites. Je suis ouvert à toutes leurs propositions à partir du moment où elles servent l’histoire. Je ne veux surtout pas d’un résultat en deçà de ce que j’aurais fait moi-même. C’est d’ailleurs pour cette raison que je fais les story-boards. Mes histoires sont toutes en demi-teinte, la mise en scène est là pour épaissir le propos. Prenez l’exemple de Pyrénée : il n’y a pas d’aventure, seulement des ambiances. d’où l’importance de la mise en scène si rigoureuse.Pyrénée était un vieux projet ressorti de vos tiroirs. Le cas de Fanfreluche est différent, non ?Oui puisque je l’ai écrit spécialement pour Christine Oudot.Une comédie à la Loisel, cela donne quel genre d’histoire ?C’est davantage une histoire pleine de quiproquos, de rebondissements et de situations cocasses. Evidemment, on n’éclate pas de rire, ce n’est pas le propos. C’est l’histoire d’une poissonnière très laide qui, par hasard, se trouve en possession d’un pendentif maléfique à l’effigie d’une sirène. A partir de là, tous les hommes vont tomber sous le charme de la laide poissonnière…Le rêve !…Oui, sauf qu’ils vont tous en mourir. Yolande va donc traverser cette histoire avec la plus grande naïveté… Bref, 94 pages de bonheur.La collaboration vous demande beaucoup d’énergie ?Bien sûr. Un story-board n’est pas une mince affaire. J’adore ça mais il est vrai que Pyrénée et Fanfreluche n’ont pas été faits dans des conditions idéales : dans le même temps j’ai réalisé La Quête avec le Tendre et Lidwine, le quatrième tome de Peter Pan et le story-board du cinquième…On peut espérer le lire dans combien de temps ?Je pense qu’il sortira fin 2000. C’est un énorme travail puisqu’il fera 90 pages. J’ai enfin pu commencer à le dessiner en septembre dernier.Vous ressortez Norbert le lézard.Effectivement. Nobert est une bande dessinée que nous avions faite avec Cothias et moi-même dans le journal Plop en 1976-1977. C’est une BD animalière humoristique tout public avec des personnages hauts en couleur, sournois, vils, sympathiques, assez cons… attachants quoi ! Mon fils Blaise est en train de la relooker avec de nouvelles couleurs. Paradoxalement, c’est au travers de cette BD. que j’ai trouvé mon style d’encrage. Et malgré ses faiblesses, c’est sûrement ce que j’ai fait de mieux en matière de BD. Avec La Dernière Goutte, ce sont mes deux chefs-d’œuvre !!! Ça sortira chez Granit Associés pour Angoulême.Le succès de vos précédents albums est-il un poids pour vous ?Ce n’est pas véritablement un poids. Je suis très exigeant et je refuse de mettre mon nom sur un album si je ne suis pas en accord avec le résultat. Je sais que mon nom est vendeur et je ne veux pas abuser les lecteurs. En un mot, je suis un chieur et je déconseille aux autres de travailler avec moi !On vous prête ces dernières années un tas d’aventures extra-BD.C’est tout à fait vrai. J’ai travaillé un temps pour les studios Disney sur le film Mulan et sur un projet futur, Atlantis. Actuellement je travaille sur un jeu vidéo pour la société Cryio. C’est nouveau pour moi, c’est d’ailleurs pour cela que j’ai accepté. Je travaille également sur un projet de film du Petit Poucet. Si cela se monte, il se pourrait que je sois une sorte de conseiller-artistique.Vous allez devenir un spécialiste des adaptateurs de contes traditionnels !C’est sûrement vrai. C’est mon côté “disneyen” qui ressort ! J’aimerais adapter Pinocchio, Le Chaperon Rouge, Le Petit Poucet…Cela fait longtemps que vous avez envie de faire du cinéma.Comme tous les dessinateurs, je crois. J’ai accepté ce projet du Petit Poucet pour ne pas laisser passer l’opportunité. Et pourtant, il tombe juste au moment où je commence Peter Pan ! Je suis très curieux de découvrir cet univers-là. Je fonctionne très souvent par la curiosité et l’envie d’explorer des terres inconnues. J’aime beaucoup la BD mais je ne me vois pas ne faire que ça toute ma vie. J’ai aussi des projets de livres.Comme celui à paraître chez Glénat-Beaux Livres ?Entre autres oui. Celui-ci est un carnet de voyage. Je suis allé en Afrique en mai dernier avec Patrick Cothias et Yvon Lecorre, artiste-peintre, sous le couvert d’une mission humanitaire. Nous avons eu pour objectif de jeter sur le papier nos impressions sur le pays. Un livre rassemblant nos travaux est en préparation chez Glénat.C’est un nouvel exercice de style.Oui, et cela n’a pas été si évident d’ailleurs. Il fallait saisir sur le vif des impressions, des expressions, des moments… Il faut travailler très vite. Cette parenthèse ne venait pas d’une envie furieuse. J’ai simplement saisi une opportunité.On vous propose 1 000 projets. cela doit être terriblement excitant ?Bien sûr. Il y a tant de choses que je n’aborderai jamais… Ceci dit, j’en rêve seulement car je suis assez fainéant…Vous êtes souvent sollicité ?Un peu trop à mon goût… Cela va de la simple demande de dédicace à des invitations dans les festivals, des interviews, des demandes de collaboration… Ce ne sont malheureusement pas toujours des choses passionnantes !Quand on est Régis Loisel, c’est facile de garder la tête froide ?Oui, forcément ! Pour qui je pourrais bien me prendre ? Par contre, on dit souvent que je suis bourru. Je ne pense pas l’être. Face à toutes ces sollicitations, je dois faire des choix. Et forcément, ceux à qui je dis non sont déçus. Lorsqu’ils insistent trop, il faut bien que je sois ferme. D’où cette réputation. Mais ceux qui me connaissent savent bien que je ne suis pas un type bourru.On vous flatte ?Je ne suis pas dupe. Je sais très bien les enjeux que représente mon nom dans le milieu de la BD. Je n’ai pas envie de rentrer dans le jeu. Je ne retiens que l’intérêt des propositions.On connaît moins votre côté éditeur.Nous avons créé avec quelques copains les éditions du Granit. Nous produisons des affiches, des cartes postales et des tirages de luxe de nos BD. Je ne suis qu’un élément créatif dans cette entreprise. J’ai envie de profiter de l’existence de cette structure pour sortir des livres plus personnels. Le but est de nous faire plaisir. Les auteurs de BD ont bien souvent des aspirations extra-BD. Pourquoi ne pas sortir le luxe de les éditer ?Dans une interview pour La Lettre, il y a deux ans, vous disiez qu’après Peter Pan vous raconteriez une histoire d’amour. Qu’en dites-vous aujourd’hui ?Que l’amour est tenace !CF & BPY

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Le nouveau duo choc de la rentrée "littérature/BD"

Après les précurseurs, Druillet / Flaubert, Tardi / Mallet et, ensuite, Ferrandez / Benacquista, Van Cauwelaert/Bonnet, Werber / Mounier, un nouveau tandem, réunissant un écrivain et un auteur de bande dessinée, s’est formé cet automne. C’est celui qui réunit le romancier Patrick Cauvin (dernier titre paru " Pythagore, je t'adore". Il signe également Claude Klotz) et Max Cabanes qui nous proposent (chez Casterman) le début des aventures de Bellagamba, détective (rural ?) malgré lui."Bellagamba", c’est qui ?Patrick Cauvin : C’est un type de la ville qui vit à la campagne. On ne sait rien de son passé. Il a l’air costaud et il l’est.Max Cabanes : C’est un mec qui aurait mieux fait de rester à la ville, pour continuer à vivre peinard, comme il le souhaite. Car, en fait, les emmerdements gisent en nappes phréatiques, à la campagne. Ils sont inépuisables et ils se renouvellent sans cesse. Bellagamba a choisi de régler les problèmes au plus vite, comme tous les paresseux qui aiment avoir du temps libre pour boire un bon vin, en lisant un chouette bouquin et (pourquoi pas ?) faire l’amour. C’est le mec "balèze de chez balèze" et "beau de chez beau". Il ne se sert pratiquement jamais à fond de son potentiel qu’on peut supposer énorme.C’est un polar rural ? Fantastique ?P. C. : Oui et non. On peut croire à une solution surnaturelle, mais ce n’est pas la bonne.M.C. : Pour moi, c’est une ambiance à la X Files, sans Scully et Mulder, sans effets spéciaux, sans la musique et sans le stress toutes les dix secondes. Bref, plutôt une ambiance à la Cauvin-Klotz. "Intelligente de chez détendue".L’idée de travailler ensemble, comment vous est-elle venue ?P. C. : Max m’a sauté dessus. Quand le téléphone est devenu rouge, j’ai dit oui.M. C. : C’est pas du tout ça. Patrick admire tellement mon travail que j’étais obligé de raser les stands au Salon du livre pour l’éviter. Et puis, un jour, j’ai appris qu’il vivait dans un château sur les bords de la Loire. Ça changeait tout. Immédiatement, j’acceptai."Bellagamba", ça sonne sudiste. Vous l’êtes tous deux, l’un, né à Marseille (Patrick Cauvin), l’autre, à Béziers. Vous croyez que cette origine a son importance dans ce que vous faites tous les deux ?PC : Difficile à dire. C’est inconscient. Je préfère raconter des histoires qui se passent à Avignon plutôt qu’à Dunkerque. Question de lumière sans doute.Et vous, Max. Vous pourriez illustrer Simenon ?Pourquoi ? Combien il paye ? (réponse typiquement biterroise).Bellagamba est accompagné de Véronique… Est-il amoureux d’elle ?PC : Certainement puisqu’il ne le lui dit pas. Elle a suffisamment de fantaisie pour qu’il tienne à elle.Et vous, Max. Comment avez-vous trouvé le personnage de Véronique. Devait-elle être blonde, brune, rousse ?J’ai eu un "mal de chien de chez chien" pour la trouver. Pourquoi "blonde acajou", en effet ? Parce que dans la vie, c’est bien connu, ce sont les femmes qui nous choisissent. Elle est donc arrivée un beau jour sur ma feuille, en disant de ses framboisines lèvres : c’est moi et pas une autre et t’as intérêt à la fermer et maintenant tu dessines !Lorsque vous avez vu surgir Véronique sous le crayon de Max, quelle a été votre première réaction, Patrick ?PC : C’était bien elle. Bien balancée et rigolote.Bellagamba, ça sonne aussi très "opéra". Je sais que Patrick en est très amateur. Pourquoi ?PC : L’enfance. Le papa qui chante la Tosca. Même si c’est faux, ça marque et la passion demeure.Et vous, Max ? Pas "opéra" ?M.C. : Comment ça, "pas opéra" ? ! Et pourquoi j’aimerais pas l’opéra ! Parce que je suis de Béziers ? ! À Béziers, c’est l’opéra dans la rue tous les jours. Les voix claironnent, les petites places à platanes se théâtralisent et les verres de pastis servent de partitions aux pétanqueurs. C’est pour ça que je me suis cassé et… que je déteste l’opéra ! (Excuse-moi, beau-papa, toi qui as fait vibrer les murs du Capitole à Toulouse…). C’était quoi la question ?Votre fond musical ?J’écoute tout. La radio, la télé, le fer à repasser, les oiseaux du jardin, Sting, les Fabulous Trobadors, le dernier cédérom de Tino Rossi, l’émission de Ruquier… Je suis un type à l’écoute.Graphiquement, Bellagamba représente une rupture, Max, par rapport à vos albums précédents. C’est une recherche de l’efficacité avant tout ?Exactement. J’ai voulu travailler selon un cadre "classique", resserré. J’ai fait particulièrement attention à ne pas interrompre la fluidité. Colin-Maillard se prêtait à un dessin méditatif, symbolique, à l’évocation d’un temps passé. Bellagamba c’est le présent immédiat, l’action et la réflexion simultanées. Le découpage, les cadrages doivent exprimer cette vivacité en étant sobres et enlevés, ils doivent rendre compte clairement d’une situation. Le dessin doit être comme "empêché", frugal. Partant, il m’apparaît évident que les personnages ne doivent surtout pas "penser à la place" du lecteur, tout comme le dessin.J’ai entendu certains dire : "Ce n’est plus du Cabanes !" Vous pouvez comprendre ce genre de réaction ?Bellagamba représente une progression dans mon travail. J’ai dessiné dans l’immédiateté, en dégraissant, il n’y a que du maigre et puis l’os. Retrouver la saveur du déjà goûté et aimé, c’est un réflexe naturel en tant que lecteur. Mais évoluer, changer, se surprendre, est tout aussi naturel pour un auteur.Et vous, Patrick, quel effet cela vous fait-il de voir votre univers s’animer ainsi ?PC : C’est intimidant et pas du tout réducteur comme on dit à TF1.Max, est-ce que, avec Patrick, vous vous êtes heurtés au syndrome du romancier du genre : "Alors là, coco, tu mets une foule de 5000 personnes au pied de Notre-Dame-de-la-Garde" ?De toute façon, il y a déjà tellement de boulot à placer correctement un nez au milieu d’une figure, sans parler des mains et puis des pieds, et je ne parle pas des oreilles dont le problème n’a jamais été réglé (tous mes amis dessinateurs le savent !) que l’excessif en devient risible.Paraissant également ce mois-ci (chez Dargaud), il y a La Bonne Vie, la nouvelle "Correspondance de Christin" (voir ci-dessous). Là, Max, vous donnez libre cours à votre veine d’illustrateur. C’est quoi La Bonne vie ?La Bonne vie, c’est les hauts, les bas, les changements, les avatars, les petits bonheurs simples et les petites pathologies banlieusardes, une douce inquiétude.Vos rapports professionnels avec Pierre Christin sont-ils très différents de ceux que vous avez avec Patrick Cauvin ?Je ne travaille qu’avec les stars, bien sûr. Mais il ne faut pas qu’elles me fassent trop chier non plus, et pour ça, Pierre et Patrick sont du bon côté de la rivière comme disait le père du "Motorcycle boy" dans Rumble fish de Coppola, si vous voyez ce que je veux dire. On s’estime, donc on se fait confiance et puis chacun fait le maximum pour que la cuisine soit bonne.Comment se fait-il, Patrick Cauvin, que ce Bellagamba, par ailleurs album délicieux, paraisse chez Casterman, alors que celui qui vous interviewe vous aime depuis si longtemps et que lui travaille chez Dargaud…PC : Comme a failli le chanter Edith Piaf : il arrive que la vie sépare professionnellement ceux qui s’aiment…G.V.

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Enrico Marini, le surdoué de la bande dessinée

Marini a hérité de ses origines italiennes un sourire enjôleur et un incontestable sens de la séduction (demandez donc aux lectrices présentes lors des séances de dédicaces). Rigueur et professionnalisme : son éducation suisse n’est pas usurpée. Considéré comme un dessinateur surdoué par beaucoup de ses pairs, il sort en septembre un cinquième album de Gipsy, en compagnie de Smolderen. L’occasion était trop belle pour ne pas revenir sur les trois séries qu’il dessine par ailleurs et sur ses projets.Gipsy : le nomade du xxe siècleQuand on observe Gipsy, on s’aperçoit que la série a complètement évolué depuis ses débuts. L’aspect manga a disparu, le style s’est affirmé… Comment vois-tu cela ?En fait ces cinq albums s’étalent sur plusieurs années durant lesquelles j’ai aussi fait autre chose. C’est une évolution naturelle. J’ai subi différentes influences : les mangas au début et, par la suite, la peinture, le cinéma ou, encore, l’influence d’autres auteurs qui ont pesé sur mon travail comme Giraud, Cabanes et Prado. La liste serait longue, mais, ce qui est sûr, c’est que je me suis nourri de plein de choses qui ne se limitent pas à la bande dessinée.Le nouvel album de Gipsy est-il dans cette évolution naturelle ou peut-on dire qu’il y a quand même une rupture, dans les couleurs par exemple ?C’est clair que changer de style dans une même série est à éviter. Mais, quand on commence une série, on ne sait jamais comment on va dessiner dans plusieurs années. Cette rupture existe-t-elle ? En tout cas la façon dont j’ai dessiné ce Gipsy (L’Aile blanche) me convient complètement surtout que j’ai enfin acquis une certaine aisance, notamment dans la mise en couleur.Jean Dufaux, dans la préface de L’Aile blanche, qualifie Gipsy de personnage foncièrement "rebelle". Caractère fonceur, goût immodéré pour l’action… C’est en fait une vraie brute : tu n’aurais pas envie de lui donner un profil différent, d’en faire un héros plus clean ?Non, surtout pas ! (Rires.) Gipsy tient à deux choses : son camion et sa sœur. C’est une brute, mais une brute sensible. Il a un bon fond. Et puis on ne l’épargne pas, on se moque même de lui pas mal de fois ! Mais son envie de liberté (n’oublions pas que c’est un Gitan) et son côté baroudeur le rendent plutôt sympa. Simplement il ne faudrait surtout pas qu’il soit plus "sympathique" sinon, il perdrait toute sa personnalité. Sa sœur est son contraire, elle est fragile, intelligente, subtile. Même ses ennemis sont parfois plus raffinés que lui : on ne lui épargne rien !Nous sommes dans les années 2030. Votre vision du monde, à Smolderen et à toi, n’est guère réjouissante…C’est d’abord un monde dans lequel on peut vivre des choses de façon romanesque. Ce n’est pas une vision de fin de monde avec guerre nucléaire, etc. Mais comme c’est dans le futur il y a forcément des changements, comme cette menace écologique avec le trou d’ozone. Le côté SF c’est plutôt le regard de Thierry Smolderen, mais dans l’ensemble Gipsy reste réaliste.Si Gipsy était un film ?Il y a du Blade Runner, du Cinquième élément, de l' Indiana Jones, du Mad Max… Ce serait en tout cas un film d’aventure au budget de 100 millions de dollars (moitié pour les auteurs, c’est négociable).Dans la nouveauté vous évoquez le cas des sectes. Un sujet qui vous tient à cœur ?Oui, ce n’est pas qu’un prétexte. À travers le personnage de la sorcière sur laquelle on apprend des tas de choses, on aborde le sujet. C’est elle le personnage principal de cette histoire et ce qui tourne autour d’elle, comme la secte de L’Aile blanche, fait forcément peur. Cette secte est inquiétante parce qu’elle a un grand pouvoir et qu’elle existe depuis longtemps. Les sectes ont cet aspect inquiétant et fascinant à la fois. C’est sans doute pour cela que de nombreuses personnes se laissent abuser…Rapaces : la patte de Jean DufauxRapaces c’est pour l’instant un album réalisé avec Dufaux. As-tu été surpris de l’immédiat bon accueil ?C’est agréable, mais je ne sais pas dans quelle mesure l’effet nouveauté a joué. On verra plus précisément l’accueil du public à la sortie du tome 2, en janvier.Là encore tu abordes un thème fantastique…Pour moi, Rapaces, c’est du polar-fantastique avec, en toile de fond, une histoire de vampires. Le décor est planté !On sent la patte de Jean Dufaux dans l’ambiance de Rapaces. On sent aussi que tu te fais plaisir…C’est Jean le scénariste, je lui fais confiance. Il a en plus une grande connaissance du cinéma, ça se retrouve dans son découpage. On travaille beaucoup sur les atmosphères, il y a moins d’action que dans Gipsy à la limite. Et puis l’histoire a un aspect décalé avec, d’un côté ces humains (les flics notamment) un peu dépassés par les événements et, de l’autre, ces Rapaces, immortels et a priori dangereux. Jean a en tout cas parfaitement compris ce que j’aime dessiner, il a fait du sur-mesure !Ses dessinateurs, comme Labiano, Adamov ou Jamar, disent souvent à son sujet qu’il préfère d’abord "jauger" la personne avec laquelle il va travailler. Et toi ?C’est normal que l’on apprenne à se connaître. On s’est effectivement vu souvent avant de se lancer dans l’aventure. Et puis Jean et moi ne sommes pas de la même génération, on avait besoin de communiquer, tout cela s’est parfaitement bien passé avec, en plus de cette amitié, une relation très professionnelle de travail.Combien d’albums sont prévus ?Trois. Mais on se réserve la possibilité de faire un deuxième cycle d’autant plus que le thème des vampires ouvre de nombreuses portes. Par définition il sera difficile de les faire mourir !L’Étoile du désert : un western moderneEn entamant cette série tu entrais dans un univers balisé. Cela ne t’effrayait pas de dessiner des chevaux, des saloons, des prostituées ?…Il y a d’autres choses qui m’effraient. Mais pas celles-là ! (Rires.) Sérieusement L’Etoile du désert correspondait pour moi à la nécessité de faire un western au moins une fois dans ma vie. C’était un rêve d’enfant : j’ai grandi avec John Wayne, Clint Eastwood, etc. Tu sais, même Gipsy est une forme de western fantastique.L’Etoile du désert est tout de même un western particulier, on est loin de l’attaque de la diligence…Avec Desberg, le scénariste, nous avons adopté une façon de raconter qui est différente. Et puis les personnages sont ambigus, aucun n’est tout à fait blanc ou noir, chacun a ses raisons profondes d’agir comme il le fait. Le "héros" lui-même n’est pas irréprochable, il a ses propres failles. Ça rejoint ce que l’on disait tout à l’heure : les héros sans peur et sans reproche m’ennuient. J’ai lu Michel Vaillant ou Ric Hochet, j’ai apprécié, mais je me verrais mal dessiner ce type de personnages trop clean et prévisibles à mes yeux. Et puis quel intérêt de refaire ce qui a été si souvent fait ?Si un éditeur te proposait de reprendre Tanguy & Laverdure ?Non ! Et puis après Uderzo on peut difficilement faire mieux…Et après Giraud et Charlier, difficile de faire du western en BD, non ?Giraud est un immense dessinateur. Mais il n’a en rien été un frein pour d’autres dessinateurs de faire du western ; regarde Trondheim, il a bien fait son western à lui avec Lapinot dans Blacktown. Et c’est très réussi. Pourquoi pas un western dessiné par Widenlocher ? (Rires.) Juillard non plus n’a pas empêché les autres de faire de l’historique, bien au contraire… Le but n’étant pas de faire mieux mais d’en faire aussi, tout simplement.L’Étoile du désert a obtenu le prix des libraires spécialisés en BD. Cela t’a touché ?C’est une reconnaissance manifestée par des professionnels sur notre travail, à Desberg et moi. Ça fait plaisir, oui !Le meilleur est à venir ?Il se dit que tu as un projet avec Desberg…C’est vrai, on prépare quelque chose qui s’apparente au genre cape et d’épée. L’action se situe au XVIIe siècle, en Italie. Cela s’appellera Le Scorpion, qui est le nom du personnage principal, un gentleman cambrioleur, un Arsène Lupin de son temps, épris de liberté et de beauté. Une quête placée sous le signe de la grande aventure… Je n’en dis pas plus. Ah si, il y aura quelques personnages féminins, bien sûr…Justement, une question qui revient souvent à ton sujet : comment fais-tu pour dessiner des femmes aussi belles ?(Rires) Oui mais là je vais me répéter… (1) J’ai des voisines toujours aussi charmantes qui me servent de modèles !Et tes autres "enfants" ?Je continue Gipsy et Rapaces… Mais ce projet avec Desberg est en préparation depuis longtemps, c’est un projet ambitieux qui verra rapidement le jour.Tu pourrais t’arrêter de dessiner ?Non. Impossible. Ou alors il faudrait me couper les mains.F.L.B.

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E. Stalner : "Je suis assez classique comme garçon !"

Une saga familiale à la rentrée. Voilà ce que nous proposent Éric Stalner et Pierre Boisserie avec La Croix de Cazenac (Dargaud). Une nouvelle histoire de famille dans tous les sens du terme puisque Éric réalise cette série sans Jean-Marc, son frère, avec lequel il poursuit toutefois Le Fer et le Feu chez Glénat. En attendant plusieurs autres surprises…En racontant l’histoire de cette famille, aviez-vous en tête d’autres sagas familiales comme Les Maîtres de l’orge ?Non, pas précisément. Le point de départ pour Pierre (Boisserie, le coscénariste) et moi, c’était 14-18. On voulait simplement raconter une histoire à travers la guerre. Tardi l’a suffisamment bien montré. Ce serait audacieux de chercher à faire mieux. La toile de fond c’est cette période dure, tranchante, sans pitié, et ce sont trois hommes, un père et deux fils avec un secret, un héritage et aussi un travail : espion de père en fils depuis Napoléon Ier. Alors c’est sûr, c’est une histoire familiale. Le Fer et le Feu aussi.Les Cazenac sont plongés en pleine guerre et, comme d’autres, ils lui paient un lourd tribut. Mais n’est-ce pas pour autant une histoire de manipulation plutôt qu’un récit de guerre ?14-18, c’est un grand bouleversement. L’horreur qui s’abat comme la peste et qui dévaste toute la jeunesse européenne. Nous ne sommes pas historiens, des centaines de bouquins ont été écrits sur le sujet. Ce qui nous intéresse dans La Croix de Cazenac ce sont les rapports humains et aussi le mystère qui traverse toute cette histoire et qui fini par prendre plus d’importance pour les protagonistes que la guerre elle-même. C’est effectivement une histoire de manipulation, d’espionnage, mais aussi une histoire d’amour entre des personnages vivants et d’autres disparus depuis longtemps.A la lecture de ce premier album, on découvre que le "candide" de la famille aura un rôle déterminant, se découvrant un tempérament insoupçonné…C’est vrai, au début Étienne, jeune séminariste a sa voie toute tracée. Il a des vérités toutes faites, des certitudes comme on peut en avoir à son âge et dans sa condition. Et puis tout bascule et il se rend compte que la vie, ou plutôt sa vie, c’est autre chose.Comme le laisse entendre la couverture, le personnage féminin (Louise) a un rôle clé dans cette histoire.Je n’en ai pas encore parlé, mais c’est exact. Comme souvent la femme agit comme un révélateur, comme un élément déterminant dans une histoire. Dans Cazenac, elle n’est pas, à proprement parler, l’héroïne, mais sans elle, rien n’est possible. En plus, c’est un personnage double, ambigu dans ses relations amoureuses comme dans son engagement. L’image de Mata Hari n’est pas si éloignée !Vous faites référence à l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand dans les Balkans, point de départ du premier conflit mondial et de votre histoire. Comment avez-vous réagi en voyant les récents événements tragiques survenus dans les Balkans ?J’ai réagi comme beaucoup de gens. Un sentiment mélangé de tristesse, de crainte et d’incompréhension. On entend beaucoup en ce moment à la radio (un dessinateur de BD vit beaucoup avec la radio !) des gens sentencieux qui ont tout compris et qui nous expliquent tout sur tout. Moi, je ne sais pas, je suis partagé. La seule chose que je vois, ce sont des gens qui souffrent. Il doit bien y avoir une sacrée dose de violence profondément enfouie dans la nature humaine.Combien de volumes prévoyez-vous ?L’histoire se conclut avec le troisième volume. Mais nous avons envie de continuer avec les personnages sur d’autres aventures. Nous avons en tête plein de rebondissements possibles et, comme nous sommes déjà vraiment attachés au climat, au style de Cazenac, cela durera peut-être (sûrement) un peu.Un mot sur Pierre Boisserie avec qui vous avez écrit La Croix de Cazenac ?C’est une rencontre. Nous nous connaissons depuis peu et, même si nous sommes très différents de tempérament, nous partageons plein d’idées. Nous nous sommes rencontrés sur un festival (il co-organise le festival de Buc près de Versailles début octobre) et nous avons rapidement sympathisé. L’idée de travailler avec lui s’est imposée à moi petit à petit. Il me montrait des scénarios qu’il avait écrits et je les trouvais toujours intéressants. Un jour, nous avons décidé de faire quelque chose ensemble et voilà ! Nos différences s’accordent bien, je crois.Vous avez attaché beaucoup d’importance à une autre facette de l'album : la couleur signée Isabelle Merlet…Ahhh, la couleur ! C’est un souci, je suis bien placé pour en parler. C’est vraiment délicat, difficile même. Le métier de coloriste est peu reconnu, je trouve, alors que cela prend de plus en plus d’importance. Les lecteurs sont plus exigeants qu’avant sur la qualité d’un album, au niveau de l’histoire, du dessin, mais aussi de la couleur. Une mauvaise couleur peut tuer une histoire, j’en sais quelque chose. À mon avis, les coloristes sont des auteurs à part entière et ils devraient être reconnus comme tels. Ils apportent une part importante dans la réussite d’une BD. Je parle principalement des histoires réalistes dans lesquelles faire passer l’émotion, la vie, les sentiments est une vraie difficulté. Le choix des couleurs comme la technique doivent être impeccables. Isabelle a fait un travail vraiment formidable sur Cazenac. Elle est exigeante et elle a raison. Pour moi, dans cette série, nous sommes trois : Pierre, Isabelle et moi. Je trouveraiss normal que son nom figure sur la couverture de l’album.Une autre histoire de frères, la vôtre, Jean-Marc, partant vers d’autres aventures…Oui, c’est une bonne chose, je crois. Nous avons travaillé dix années ensemble et maintenant, nous avons des envies un peu différentes. Cela me donne un peu le sentiment d’être toujours un auteur débutant. Mais nous continuons toujours ensemble Le Fer et le Feu. Cette série s’inscrit, tout comme Fabien M, dans un registre dit d’aventure réaliste. Acceptez-vous cette étiquette d’auteur "classique" ou cela vous semble-t-il sans signification ?A quarante ans, j’ai un peu fait le tour de moi-même, je connais les bons et les mauvais côtés du bonhomme. On peut dire que je suis assez classique comme garçon ! Dans le dessin, je dois l’être aussi, même si, parfois, j’ai des envies un peu différentes. Au niveau de mes goûts, je suis assez éclectique. Cela dit, les classifications sont faites pour être bousculées et les étiquettes pour être changées.Quelques mots sur vos prochains projets ?Dargaud publiera dans les mois qui viennent une nouvelle série que j’ai, là encore, coécrite avec Pierre Boisserie, mais qui sera dessinée par un nouveau prodige du dessin qui vient de l’animation. Ce sera un western fantastique qui devrait paraître sous le nom de Julius B. J’ai aussi un projet – plus qu’un projet – chez Glénat : le Roman de Malemort. Je fais le scénario et le dessin tout seul, et Jean-Jacques Chagnaud est le coauteur coloriste. Lui aussi fait un formidable boulot : comme dans Le Fer et le Feu ! Mieux même peut-être car l’histoire permet plus de liberté. J’ai d’ailleurs moi aussi pris beaucoup de plaisir à la faire. Plaisir. Voilà, plaisir, c’est le mot de la fin, je crois que c’est celui qu’on doit retenir.F.L.B.

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Ils sont les auteurs d’un des albums les plus drôles du moment. Barral & Veys réveillent Sherlock Holmes.

Bien sûr, Baker Street n’est pas au fait de l’actualité mais, à La Lettre, il nous a paru important de ne pas attendre la parution du 2e album pour vous parler de ce “petit bonheur de lecture” paru chez Delcourt. Pour résumer au plus court le contenu, on peut parler de pastiche de Sherlock Holmes. Mais ce raccourci n’exprime ni la saveur, ni la fraîcheur de cet album iconoclaste. Pierre Veys et Nicolas Barral, au fil de quelques histoires courtes, démystifient la légende holmesienne pour se réapproprier les personnages. Élémentaire…Baker Street est antimode. Quelle audace !PV : Suivre la mode est une solution de facilité. Il suffit généralement d’obéir à l’éditeur, le public n’intervient pas. L’effet pervers est la sous-estimation du public, et cela, quel que soit le média. Les décideurs ont souvent tendance à croire leur lectorat plus bête qu’il ne l’est. Que reste-t-il à lire à ceux qui ont adoré Les Collines noires ou Les Rivaux de Painfull Gulch ? Pas grand-chose en fait. Nous sommes ravis de cibler ce registre-là.Baker Street a l’avantage d’être une BD lisible par tous.NB : C’est une série tout à fait accessible aux enfants comme aux adultes. D’ailleurs, les premiers courriers reçus à la suite de la prépublication dans Spirou provenaient de gamins qui nous avouaient n’avoir jamais autant ri. C’est formidable.D’où est venue cette envie de démystifier les personnages de Conan Doyle ?PV : Je trouvais tout simplement cet univers parfait pour raconter les histoires que j’aime : des personnages intéressants, de l’humour, des enquêtes très vicieuses…Tout cela sans jamais trahir l’esprit, c’est remarquable. Cet album a d’ailleurs reçu un prix peu ordinaire…NB : Oui, il a reçu le prix "Groom 99" de la société Sherlock Holmes qui avait été déçue par les précédentes adaptations de Sherlock Holmes en BD, aussi surprenant que cela puisse paraître. Cela rejoint ce que je disais à l’instant à propos du caractère tout public de cet album. Voyez, même les puristes ont apprécié.Ils ne vous ont pas reproché d’être irrévérencieux ?PV : Absolument pas. Je dirais même que c’est ce qu’ils ont apprécié, si tant est qu’on puisse parler d’irrévérence. Mais plus que les intrigues, ils aiment surtout les gags.Peut-on imaginer que vous avez votre carte de membre de ce fameux club ?PV : Je ne suis absolument pas amateur de romans policiers. Pourtant je prends beaucoup de plaisir à écrire ces histoires. J’imagine que cela est pareil pour les lecteurs hermétiques au genre. Chacun s’y retrouve. Je recherche avant tout la surprise.Vous vérifiez toujours les explications scientifiques ?PV : Bien sûr. Je regarde chaque mois le sommaire du magazine Sciences et Vie. J’y pioche les découvertes surprenantes susceptibles d’être réutilisées dans mes histoires, tout en sachant que j’ai un siècle d’avance.Beaucoup d’acteurs, dont Charlton Heston et Stewart Granger, ont incarné Sherlock Holmes à l’écran. Pourtant vous avez choisi les traits de Jeremy Brett, acteur de la série TV anglaise.NB : A vrai dire, avant de voir cette série TV, je ne connaissais que Basile Rathbone (N.D.L.R. : acteur culte de Sherlock Holmes). Mais après avoir découvert Jeremy Brett, on ne peut plus imaginer Sherlock Holmes autrement. Je devais d’ailleurs bien cet hommage à l’acteur car c’est sa série qui m’a fait apprécier le personnage.Parlons un peu de l’avenir de Baker Street.NB : Le deuxième album est en chantier. Il devrait paraître au printemps prochain. Le principe sera un peu plus vicieux : Sherlock et Wattson seront amenés à enquêter sur plusieurs affaires. Il y aura un fil conducteur…PV : … nous embarquons le lecteur dans un bus au début de l’histoire, les paysages et les enquêtes vont se succéder…Nicolas Barral, vous continuez à dessiner Les Ailes de plomb ?NB : Oui. Je termine l’histoire. L’album sortira au plus tôt pour Angoulême.Et vous, Pierre Veys ?PV : Je travaille sur des synopsis d’histoires policières pour Dupuis. Je collabore également de manière épisodique pour Fluide Glacial. Depuis un an je travaille à temps plein pour la BD. Auparavant, j’écrivais surtout des sketchs pour la télé.CF/BPY.

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Rodolphe, un gentleman scénariste

C’est avec une maîtrise de lettres en poche que Rodolphe se lance dans l’enseignement. Pas pour longtemps : attiré par le livre et l’écriture, il devient libraire puis scénariste de bande dessinée à partir des années 70. Sa connaissance du métier l’amène simultanément à collaborer à de nombreux magazines en tant que scénariste et rédacteur (Pilote, Charlie Mensuel, (A Suivre), La Lettre, Metal Hurlant, Circus, Chic, etc.) et à intervenir comme consultant pour plusieurs festivals, devenant ainsi un observateur avisé de notre métier. Votre première rencontre avec Jacques Lob a-t-elle été décisive ?La première et les suivantes ! Oui, aucun doute que son attention, son estime, ses encouragements et son amitié n’aient représenté pour moi, pour ma réalisation tant professionnelle et qu’humaine, des facteurs décisifs.Premier scénario écrit pour… ?Floc’h. Une histoire de 8 pages en N&B, Le Conservateur, publiée dans le n° 1 d’Imagine, en 1975.Vous avez rejoint rapidement l’équipe de Pilote. Comment cela s’est-il passé ?Là encore, via l’excellent Jacques ! Il n’a eu de cesse de me faire rencontrer ses amis : Druillet, Gigi, Forest, Alexis, Annie Goetzinger… Pilote, à l’époque, était le fief d’un autre de ses amis, un certain Guy Vidal…Votre participation à d’autres magazines majeurs correspond à une période - années 70 ou 80 - où la bande dessinée a énormément évolué. Que retenez-vous de cette période ?Des souvenirs, heureux pour la plupart : ceux de comités de rédaction à Metal, de grandes fêtes chez Philippe Druillet, de joyeuses beuveries lors des premiers Festivals. Le bonheur de voir ses histoires figurer au sommaire de Pilote ou de Circus, de voir paraître ses tout premiers albums (N&B), de se découvrir de talentueux coauteurs, de voir ceux-ci se transformer en amis.La disparition de la plupart des titres de presse au “bénéfice“ des albums est-elle à vos yeux un phénomène inquiétant ou plutôt une évolution logique ? Et si l’évolution était tout à la fois logique et inquiétante ?Dommageable pour les auteurs, en tout cas, ça c’est sûr ! Mais ils ont - nous avons - nous-mêmes hâté le mouvement en privilégiant outre mesure l’importance de l’album ! Comme tout le monde - auteurs, éditeurs, lecteurs - semblait ne plus jurer que par lui, quoi d’étonnant que les revues se soient portées mal puis soient mortes ? On ne pouvait raisonnablement pas demander au public d’acheter deux fois la même chose, même si auteurs et éditeurs trouvaient ça plutôt chouette de passer deux fois à la caisse pour le même job !Une fois les journaux disparus, certains se sont réveillés. On a entendu des “Comment on fait si on a plus la carte de presse ?” et encore des “Comment font les jeunes auteurs, maintenant pour faire leurs premières armes ?” Mais bien sûr, c’était trop tard.Ce travail d’équipe au sein d’une rédaction, vous le poursuivez aujourd’hui en intervenant pour des festivals ?Sans doute, j’ai besoin de sortir de chez moi, de travailler en équipe sur des projets communs. Mon interlocuteur privilégié, que je retrouve chaque matin, par la fenêtre de mon atelier, c’est le mur de mon voisin. Un joli mur de brique, sympathique quoique peu locace, en vérité ! Toutes les occasions de lui fausser compagnie et d’aller voir comment c’est de travailler ailleurs, sont les bienvenues…Revenons à votre travail de scénariste et, notamment, à votre goût manifeste pour la littérature policière à connotation fantastique qui se retrouve dans plusieurs de vos scénarios : L’Homme au Bigos avec Jacques Ferrandez, en est un bel exemple…C’était là un hommage appuyé aux feuilletons des années d’avant guerre, façon Belphégor, ainsi qu’à la bande dessinée belge de la grande époque : Tintin, Blake et Mortimer, Gil Jourdan, Tif et Tondu… Plus tard, Les Enquêtes du commissaire Raffini ont abandonné ce ton un peu hystérique et grand-guignolesque pour se recentrer sur la psychologie des personnages et l’atmosphère des lieux…Cette série a été publiée la première fois dans Telerama. Pourquoi ?C’est aux rédacteurs de l’époque qu’il faudrait poser la question. Nous, on avait signé avec les Humanos. Ce sont les gens de Telerama qui, en faisant le tour des éditeurs de bande dessinée, ont eu le coup de foudre pour notre histoire, et qui ont décidé d’en faire leur feuilleton de l’été.Un point commun entre Raffini, Taï-Dor, Les Ecluses du ciel ou Cliff Burton : la reprise de la série par un autre dessinateur. Pour une série, cela n’est-il pas finalement pénalisant ?Certes. Mais le plus pénalisant pour une série, n’est-ce pas encore qu’elle s’arrête ? L’époque où le même dessinateur animait la même série sur un demi-siècle et 50 albums, semble être révolue, et je ne saurais les blâmer d’avoir envie d’aller respirer ailleurs. Toutefois quand je me prends d’amour pour un personnage, c’est si douloureux de le voir s’étioler dans les mémoires et mourir…Ebéroni, Juillard, Rouge, Ferrandez, Picotto, Cordonnier, Goetzinger, Coutelis, Durand, Cossu, Buffin, Maucler, Allot, Alloing, Marc-Rénier, Capo, Magnin, Serrano, Garcia, Boëm, Léo, Mounier, Scheuer, Tournadre, Marcelé, Parras, Bignon… La liste des auteurs avec lesquels vous avez travaillé est tout simplement impressionnante !…Beaucoup de choses me donnent le vertige, mais ça non. Et puis il importerait de remettre les choses dans leur juste perspective, et de redistribuer ces collaborations sur près (hum…) d’un quart de siècle !Avec quel autre dessinateur auriez-vous aimé collaborer ?Alexis.Y a-t-il un album, une série, auquel vous êtes particulièrement attaché ?Le prochain. Toujours.Parlons un peu de votre actualité. Le tome 3 du Blaireau est paru en juin chez Dargaud. Mais un autre album avec Boëm est annoncé ?Oui. Pour la fin de l’année, aux éditions Le Cycliste. Il s’agit d’une reprise de l’ensemble des histoires courtes (N&B, tramées) consacrées au personnage de Joyeux, publiées dans Pilote, dans les dernières années de son existence. Il y aura également, réalisée spécialement pour l’album, une histoire inédite de 8 pages.En septembre paraîtra Les Quatre Morts de Betty Page, chez P&T Productions, avec un autre de vos complices, Alain Bignon…En effet. Cela fait longtemps que nous nous connaissons Alain et moi, mais nous n’avions à ce jour collaboré que sur de courtes histoires, notamment pour les numéros spéciaux de Circus. Cette fois-ci, c’est un véritable “long-métrage” puisque l’album fait 82 planches ! Quant au sujet, disons que c’est un polar très “fiveties”, mettant en scène la célèbre Betty Page (dans son propre rôle) et trois de ses sosies retrouvées mochement assassinées…En juin, est sorti le tome 7 de Trent avec Léo. Un western humain et attachant. Comment vous est venue la création de ce personnage atypique ?Directement de mes lectures d’enfant. Féminore Cooper, Jack London et surtout James Oliver Curwood, un écrivain injustement méconnu en France, dont j’ai dévoré tous les romans et dont les évocations du “grand nord sauvage ” m’ont littéralement “ habité ”. Pour le reste Trent est un personnage comme je les conçois, comme je les ressens, comme je les apprécie : plein de fragilité et de doutes, de blessures et de peurs, mais qui néanmoins fait ce qu’il doit faire quand il le faut ! On peut juste lui reprocher de manquer un peu de liberté, d’humour et de laisser-aller. Mais, bah, n’est pas Le Blaireau qui veut !…Un album de Taï-Dor paraîtra à la rentrée, coscénarisé par Serge Le Tendre…En principe… Cela fait déjà trois ou quatre fois qu’il est programmé et déprogrammé ! Laurent Galmot (notre éditeur chez Vents d’Ouest) commence à s’en arracher les cheveux, et Serge et moi, nous finissons par être un peu démotivés ! Luc Foccroulle, le dessinateur est un garçon aussi gentil que talentueux, mais le doute le ronge… Sans cesse il se remet en cause, abandonne, déchire, recommence… Deux ans pour que Les Monstres (8e volume de la série) voit le jour, c’est un peu long, non ?A propos de Le Tendre, vous avez coscénarisé une histoire pour Labiano, qui devrait paraître d’ici quelques mois…Plutôt quelques trimestres ! Là encore les choses ne vont pas vite. Non pas que Hugues Labiano soit lent, mais il mène en parallèle la série Dixie Road avec Dufaux, et notre Mister Georges (prévu au Lombard dans la collection “Troisième Vague”) est sans cesse repoussé. Là encore, il faut être patient…La Marque de Jeffrey, en octobre, clôturera le cycle de Dock 21 réalisé avec Mounier. Comment définiriez-vous cette série ?Un journaliste a eu la gentillesse de présenter la série comme un X Files avant l’heure. C’est un peu ça, en effet. Un croisement de thriller et de fantastique, de modernité et d’ésotérisme… Un truc qui doit prendre le lecteur, le saisir et ne plus le lâcher ! La Marque de Jefffey clôt en effet un cycle de 5 albums, mais je me demande si l’histoire ne peut pas rebondir et donner lieu à un second cycle. Comme vous le savez, j’ai du mal à abandonner mes personnages…Vous avez aussi un projet d’album avec Ferrandez sur les années 50 et 60…Jacques est un complice et un vieil ami (on a signé une dizaine d’albums ensemble !) et j’ai grand plaisir à retravailler avec lui. Comme avec André Juillard, avec lequel on envisage une nouvelle collaboration façon Le Tonquinois ; comme avec Michel Rouge avec lequel on pense donner vie à un cycle d’albums préludant l’univers des Ecluses du ciel ! En ce qui concerne notre projet avec Jacques Ferrandez, il ne s’agit pas d’un album, mais d’un livre illustré, mariant humour et nostalgie, et consacré aux principales marques, sigles et labels des années 50 et 60, tels qu’ils fleurissaient sur les murs de nos villes, dans les publicités des magazines, tels qu’ils marquaient l’imaginaire des gosses d’antan, futurs vieux machins d’aujourd’hui, façon votre serviteur ! Ah, j’oubliais : le livre devrait paraître en octobre chez l’éditeur grenoblois Mosquito.Rodolphe, quelle est votre devise ?Durer.FLB

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Harry Dickson, du roman à la bande dessinée

Apparue dans les pages de Charlie Mensuel en 1985, la série Harry Dickson (par Zanon et Vanderhaeghe) constitue une adaptation en BD du personnage imaginé par Jean Ray à la manière de Blake & Mortimer. Une recette qui fonctionne parfaitement ! A l’heure où sort en librairie le tome 6, nous avons rencontré l’homme orchestre de cette réussite : Christian Vanderhaeghe.Pourquoi avoir adapté l’univers de Jean Ray en BD ?Après la création des éditions Blake & Mortimer avec Claude Lefrancq, au début des années 80, nous n’héritions que du fonds de la série au fur et à mesure de l’expiration des contrats d’E. P. Jacobs, et le tome 2 des Trois formules du professeur Sato à dessiner par le maître… A la recherche de nouveautés et afin de travailler éventuellement sur Blake & Mortimer, nous avons alors contacté Pascal Zanon. Très rapidement, nous est venue l’idée d’une nouvelle série dont le choix s’est porté sur l’adaptation en bande dessinée des nouvelles d’Harry Dickson par Jean Ray, bien entendu dans le plus pur style de l’école de Jacobs, de Hergé et de J. Martin, la célèbre “ ligne claire ”.Vous revendiquez donc bien cette appartenance ?Clairement. C’est aussi un choix de génération : Pascal et moi-même, nous avons été bercés par Tintin dans lequel se trouvaient, à ses débuts, en point de mire, Hergé, Jacobs et Martin. Lorsque je suis rentré en BD comme on rentre en religion, j’ai adapté l’univers des maîtres qui m’avaient marqué. Fidèle à mon époque comme mon fils à la sienne : il dévore les mangas !Ah ? !Il a été bercé comme téléspectateur, par le Club Dorothée avec ses dessins animés phares : Les Chevaliers du Zodiaque, Ulysse 21, Albator, etc. A 21 ans il lit donc des mangas mais aussi XIII, Thorgal ou Largo Winch, l’influence paternelle !Vous êtes un nostalgique ?Non, je ne crois pas. J’apprécie par exemple, en musique, tout autant Elvis Presley que Pascal Obispo tout comme, au rayon livres, Alexandre Dumas ou Tom Clancy.Harry Dickson est tombé dans le domaine public et une autre adaptation en BD de la série a vu le jour…Pas tout à fait. Un retour en arrière si vous me le permettez… Face au succès de Sherlock Holmes, au début du siècle, un éditeur allemand, de Dresde, décida de “s’inspirer” de la série de Conan Doyle en créant une série, Le Roi des détectives, éditée sous forme de fascicules bon marché et écrite par un collectif d’auteurs. Cette littérature populaire eut un vif succès, y compris en France grâce à sa diffusion par Hachette. La Première Guerre enflamme l’Europe et met fin à la diffusion de ces séries. Au début des années 30, un éditeur implanté à Gand, en Belgique, se souvient du succès rencontré par Le Roi des détectives et cherche à relancer cette série aux couvertures accrocheuses de Rolof. Pour cela, il coédite alors avec un éditeur hollandais la série originale allemande qu’il demande à un certain Jean Ray de traduire en français… Cette “ nouvelle ” série s’intitule : Harry Dickson, le Sherlock Holmes américain… Sur les 178 fascicules publiés entre 1930 et 1939, une centaine est la création de Jean Ray, les autres sont des traductions ou des textes qu’il a plus ou moins remaniés. Au milieu des années 60, Henri Vernes, père de Bob Morane, mais également ami de Jean Ray, lui propose, en tant que directeur de collection chez Marabout, une réédition de la série dont les éditeurs originaux avaient disparu dans les flammes de Dresde ou avaient tout simplement fait faillite. Jean Ray accepte la réédition de cette série qu’il estimait “alimentaire”. Cependant, c’est la collection Marabout qui donnera la notoriété à Harry Dickson. Aujourd’hui, et probablement à cause du succès de notre adaptation en BD, des éditeurs opportunistes jouent sur un certain “flou artistique” autour de la paternité du titre Harry Dickson. Mais ils n’adaptent pas les nouvelles de Jean Ray, ils s’en inspirent. Entretemps les ayants-droits de Jean Ray ont confié cette affaire à leur conseil.Parlons de la nouveauté : il s’agit du tome 6…… Seulement ! Je sais (rires). Mais nous expliquons souvent que l’école de la “ligne claire” est une école de patience. Comme pour beaucoup de choses qui paraissent simples, l’épuration du trait, la recherche de la clarté, associée à une maîtrise parfaite de l’anatomie et de la perspective, ne peuvent qu’être le fruit d’un génie et n’étant pas des génies d’un long travail… il en est de même au niveau du scénario où une très riche documentation est indispensable. Pensez aux milliers de bouquins d’Hugo Pratt, aux 13 collaborateurs d’Hergé, aux voyages de Jacques Martin et voyez la production au compte-gouttes de notre ami Ted Benoit. Jacobs, quant à lui, me disait que, épuisé, il n’avait plus la force de rejoindre son lit et s’endormait sous sa planche à dessin.La Conspiration fantastique est une histoire composée de deux albums ?Oui, et cela à la suite des contacts que nous avons avec nos lecteurs, au cours de nos nombreuses séances de dédicaces. Puisque ceux-ci nous déclarent qu’ils restent parfois sur leur faim et souhaitent des histoires avec plus d’ampleur. Un album en 2 tomes devrait correspondre à leurs vœux.On retrouve Harry Dickson en Russie ?Oui, en plein dans les années 30, période particulièrement intéressante de l’histoire d’Europe et du monde L’époque où Jean Ray a écrit ses Harry Dickson.Alors, après l’Amérique et l’été new-yorkais, l’hiver russe et Moscou. Comme beaucoup d’auteurs nous aimons faire voyager nos personnages. Ce qui n’est cependant guère aisé car nous devons recréer toute une époque, un univers en images. Et l’iconographie de la Russie de Staline n’est pas particulièrement facile à trouver en dehors des images officielles. Mais comme j’ai la chance d’avoir été quatre fois en Russie entre 1964 et 1992 et que, en plus, j’y ai été invité pour écrire une histoire de la marine russe, je disposais déjà d’une bonne documentation et d’une connaissance des lieux. N’empêche qu’il faut meubler chaque image. Heureusement Pascal a fait des prodiges !On retrouve Georgette Cuvelier ?Oui, bien sûr, “notre” méchante à laquelle nos lecteurs ont l’air de beaucoup tenir. Et cette fois sous un autre uniforme, si l’on peut parler d’uniforme à propos de notre amie !(Zanon, le dessinateur, arrive et intervient alors dans la conversation).Pour moi ce fut assez nouveau car j’imaginais plutôt le méchant façon Fantomas ou Olrik, entre le génie du mal et le gentleman cambrioleur. Alors dessiner une femme qui a ces “qualités” est plutôt amusant. A tel point que dans cet album-ci j’ai même apporté une touche érotique à notre amie…Non ?Rassurez-vous (rires), je ne suis pas allé très loin. Juste ce qu’il fallait ! Ce n’est pas du Manara mais Georgette use tout de même de son charme auprès d’Harry Dickson qui, en bon British, reste parfaitement froid, le sot !Etes-vous allé à Moscou comme Christian Vanderhaeghe ?Non, mais je connais beaucoup de personnes d’origine russe, ici, à Bruxelles.Vous vous imagineriez dessiner une série humoristique ?Oui, mais dans le style dit de “l’école de Bruxelles” dont je suis un adepte… J’avoue avoir été fortement marqué, dans ma jeunesse, par Hergé, Vandersteen, Bob de Moor et quelques autres. Je suis d’ailleurs né dans la même clinique que Hergé et Franquin. J’ai ensuite habité pendant longtemps juste à côté de Jacobs… On n’échappe pas à son destin !EDK

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Questionnaire de Proust à Yann, Berthet et… Pin-Up !

Quel est selon vous le comble de la misère ?Yann : être obligé de travailler pour vivre. Je me félicite chaque jour de pouvoir vivre de mon métier de scénariste, de ce qui pour moi n’est pas un travail mais une véritable passion. Exercer une profession dont le seul intérêt serait de rapporter de l’argent, ce serait pour moi l’enfer.Berthet : la maladie… Parce qu’elle implique la souffrance et qu’elle suppose un affaiblissement plus ou moins grand des facultés physiques ou mentales. Quand je me trouve en présence de quelqu’un handicapé par la maladie, je me dis que c’est ce qui pourrait m’arriver de pire.Pin-Up : vivre sans amour.Où aimeriez-vous vivre ?Yann : entre la dernière page du chapitre 12 et la première page du chapitre 13 de Moby Dick. C’est le passage le plus poignant du récit, celui où il y a le plus d’action et de tension.Berthet : au soleil… Bien sûr, on peut dessiner partout ! C’est un rêve, hélas, que les obligations familiales, sociales et autres m’empêchent de réaliser. Je ne suis pas seul à décider. Il faut aussi en avoir les moyens…Pin-Up : dans les bras de celui que j’aime.Votre idéal de bonheur ?Yann : continuer à être payé pour faire ce que je serais prêt à payer pour continuer à le faire.Berthet : l’harmonie… Avec soi-même, avec les autres, avec l’environnement.Pin-Up : découvrir l’homme de ma vie.Pour quelles fautes avez-vous le plus d’indulgence ?Yann : les péchés de la chair… Et de la bonne chère !Berthet : les fautes de frappe… En fait, je suis très tolérant. Je considère que je n’ai pas le droit de me poser en censeur, de porter un jugement sur le comportement des autres.Pin-Up : les défauts masculins.Quels sont les héros de roman que vous préférez ?Yann : Flint dans L’Ile au trésor, Huckleberry Fynn dans L’Homme qui voulut être roi, Baloo, Arsène Lupin. Parce que ce sont des Aventuriers, des adultes qui ont conservé une âme d’enfant.Berthet : Peter Pan, Pinochio, Winnie… Parce que ce sont des personnages merveilleux qui ont profondément marqué mon enfance. Je les redécouvre aujourd’hui avec ma fille et je suis frappé du pouvoir d’émerveillement qu’ils exercent sur elle.Pin-Up : ceux qui épousent l’héroïne à la fin.Dans la vie réelle ?Yann : les papas. Dur, dur, d’être papa ! Ce n’est pas évident d’élever des enfants. Je parle d’expérience… C’est une très lourde responsabilité que la paternité. Cela exige à la fois de la tendresse et de la fermeté, beaucoup de psychologie, de feeling. Et il n’existe aucun manuel du parfait papa.Berthet : les courageux ! Pas seulement ceux qui accomplissent des prouesses extraordinaires, mais également ceux qui font quotidiennement la navette entre leur domicile et leur boulot en train, en bus ou métro. Sans parler de ceux qui affrontent chaque jour l’horreur des embouteillages…Pin-Up : J.-F. Kennedy.Quels sont vos personnages historiques favoris ?Yann : les bâtards. J’admire la façon dont ils se sont construit une personnalité en dépit du lourd fardeau que constitue leur hérédité.Berthet : Bof ! Je ne suis pas très branché Histoire. Aucun personnage célèbre ne m’inspire de l’admiration.Pin-Up : le général Mc Arthur.Vos héroïnes dans la vie réelle ?Yann : les mamans !Berthet : des pin-up des années 50 ! Comme Bethy Page qui fut le modèle de grands photographes, Mamie Van Doren qui fut la rivale de la pulpeuse Jayne Mansfield, Lili Saint-Cyr qui fut la plus fameuse strip-teaseuse de l’époque.Pin-Up : les suffragettes, parce qu'elles ont milité pour la cause des femmes.Dans la fiction ?Yann : Miss Ylang Ylang dans Bob Morane. Pour son charme vénéneux…Ph. Berthet : Dorothy Partington, l’héroïne de Pin-Up… Parce que mon métier de dessinateur est ce qui m’importe le plus et que, dès lors, elle accapare toute mon attention et la plus grosse partie de mon temps.Pin-Up : miss Lace, l’héroïne de Milton Caniff.Votre peintre préféré ?Yann : Matisse. Cela sans ironie, aucune. J’adore sincèrement les compositions, les couleurs de ce peintre.Berthet : Degas. Pour la délicatesse de sa technique picturale et surtout pour ses Danseuses qui incarnent pour moi la grâce féminine.Pin-Up : Hopper.Votre musicien favori ?Yann : Duke Ellington. En fait, je suis un passionné de jazz et de musique black en général. C’est une musique qui me prend aux tripes.Berthet : Tom Waits. Son style jazz-rock m’a beaucoup marqué à une période assez trouble de ma vie. Ses compositions sont empreintes d’une poésie qui me touche profondément… En ce moment, je suis toutefois plutôt branché salsa.Pin-Up : Cole Porter.Votre qualité préférée chez un homme ?Yann : l’honnêteté… J’aime les êtres sincères, entiers.Berthet : la franchise…Pin-Up : son côté viril.Votre qualité préférée chez une femme ?Yann : l’honnêteté…Berthet : l’humour… Parce qu’il transcende tout. Même la beauté physique !Pin-Up : son côté viril.Votre vertu préférée ?Yann : l’honnêteté.Berthet : la fraîcheur d’âme et d’esprit, la spontanéité, voire une certaine naïveté.Pin-Up : de quoi parlez vous ? Je l'ai perdu trop tôt pour m'en souvenir…Votre occupation préférée ?Yann : l’onanisme.Berthet : le plaisir. Je pense être un sensuel. Mon rapport avec les choses est plus celui d’un gourmet que d’un gourmand.Pin-Up : chercher l’âme sœur.Qui auriez-vous aimé être ?Yann : Joséphine Baker. Un destin fabuleux ! Une personnalité fascinante et attachante même dans ses excès. Parce qu’elle sera l’héroïne des prochaines aventures d’Odilon Verjus que je signe avec Verron pour Le Lombard, j’ai récemment compulsé un tas de documents la concernant. C’est vraiment une toute grande dame !Berthet : ?… Personne ! Cela peut paraître prétentieux, mais je suis sincèrement satisfait de vivre ce que je vis et très heureux d’être ce que je suis.Pin-Up : Calamity Jane.Le principal trait de votre caractère ?Yann : un côté asocial. C’est du moins, ce que disent les autres. En fait, j’aime les gens, mais j’ai, malgré moi, une fâcheuse tendance à m’en éloigner, à les trouver infréquentables.Berthet : l’impatience… J’ai toujours hâte d’arriver au bout de ce que j’entreprends. L’angoisse du verdict des lecteurs me rend nerveux et pressé de le connaître.Pin-Up : la persévérance.Le caractère historique que vous méprisez le plus ?Yann : imposer ses choix aux autres.Berthet : la guerre. Je préfère la négociation à l’affrontement. Je déteste toutes les formes d’agression ou de domination.Pin-Up : toutes les formes d’oppression.Votre principal défaut ?Yann : vouloir trop tout.Berthet : l’impatience.Pin-Up : une féminine et incoercible tendance à pleurnicher.Le don naturel que vous voudriez avoir ?Yann : pouvoir aimer les autres.Berthet : le don de la musique. Je suis totalement incapable de tirer un accord d’un instrument et même de chanter juste. Lorsque j’entends tout ce qu’on peut exprimer en musique, j’éprouve une grande frustration.Pin-Up : l’ubiquité : être à la fois dans son lit et dans son coeur.Votre rêve de bonheur ?Yann : que ça continue comme ça.Berthet : l’harmonie…Pin-Up : un foyer uni, des enfants…Quel serait votre plus grand malheur ?Yann : être obligé de devoir croire à un dieu quelconque sous la contrainte.Berthet : le chaos. Le désordre est, selon certains, un effet de l’art. Mais, moi, je ne peux valablement travailler que dans la sérénité.Pin-Up : vieillir seule, m’empiffrer de gâteaux avec cette garce de Tallulah devenue veuve.Comment aimeriez-vous mourir ?Yann : le plus agréablement possible ! Et en toute conscience. Parce que c’est un moment unique. On ne meurt qu’une fois !Berthet : je ne veux pas mourir !Pin-Up : d’amour dans les bras d’un homme.Ce que vous voudriez être ?Yann : un gros éditeur (parfois). Il m’arrive souvent d’en rêver et cela me permet de régler des comptes. Cela dit, je préfère que cela reste un fantasme.Berthet : ?… Rien d’autre que ce que je suis. Je n’ai pas de fantasme. Je rêvais d’être un dessinateur de BD et ce rêve est devenu une réalité.Pin-Up : moins sentimentale, tout de même.Votre état esprit actuel ?Yann : amusé de répondre à ces questions à la con.Berthet : une grande lassitude. Répondre à ce questionnaire est très éprouvant !Pin-Up : une envie de pleurer en relisant mes réponses, navrée.Votre couleur préférée ?Yann : celle des yeux de mes gamins.Berthet : le jaune. C’est la couleur du soleil…Pin-Up : le blanc d’une robe de mariée.Votre devise ?Yann : pourquoi se forcer à faire quelque chose si c’est chiant ?Berthet : l’improvisation. Je suis du signe de la Vierge. En principe, je devrais donc être un calculateur. Mais je suis plus Vierge folle que Vierge sage.Pin-Up : un de perdu, dix de retrouvés.La fleur que vous aimez ?Yann : l’ylang ylang. Pour son côté envoûtant, charnel.Berthet : la fine fleur !Pin-Up : le poison ivy, bien sûr !Votre oiseau préféré ?Yann : la mésange. J’aime le caractère joyeux, primesautier, indépendant de ce petit oiseau qui égaie nos jardins.Berthet : le cardinal. C’est un petit oiseau tout rouge qui vit aux Seychelles. Il est à ce point familier qu’il vient vous manger dans la main.Pin-Up : je déteste les oiseaux, parce que j'ai parfois l'impression qu'on me confond avec une dinde de noël.Vos écrivains favoris ?Yann : y en a trop ! Mais, il y a deux ouvrages que j’ai récemment découverts et qui m’ont marqué : Cellule 24-55. Couloir de la Mort de Caril Chessman (terrifiant !) et Breakfast at Tyffany de Truman Capote.Berthet : Daniel Pennac pour son style d’humour, Boris Vian pour son insolence et sa poésie, James Ellroy pour la noirceur et la violence de ses récits.Pin-Up : Margaret Mitchell (Autant en emporte le Vent) et Mark Twain (Tom Sawayer).Vos poètes préférés ?Yann : Charles Baudelaire, Gérard de Nerval, Serge Gainsbourg. Des écorchés vifs, des poètes " maudits "… Ce sont les plus intéressants !Berthet : Alain Bashung, Serge Gainsbourg, Paolo Conte. Leur façon de jongler avec les mots et de désarticuler le langage m’épate. Pour moi, ce sont de grands poètes contemporains. Et puis, j’adore leurs musiques en accord parfait avec leurs propos.Pin-Up : Nataniel Hawthorne, l’auteur de La Lettre écarlate, et Longfellow, l’auteur d’Evangeline.Vos prénoms favoris ?Yann : Tiloë, Nils et Tallulah.Berthet : … ?… Peut-être celui de ma femme, Dominique. Et celui aussi de ma fille, Mado, que j’ai choisi parce qu’il sonnait bien et parce qu’il me rappelait un personnage émouvant que jouait Romy Schneider dans un film de Sautet.Pin-Up : tous les prénoms masculins en général.Ce que vous détestez par-dessus tout ?Yann : qu’on m’impose quelque chose.Berthet : la bêtise… Parce qu’elle peut avoir des conséquences désastreuses.Pin-Up : les homosexuels, ces sales voleuses ! Non mais !…

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Les chemins de la liberté de Pierre Christin (1)

En janvier 1999, P. Christin, avec Alexis Lemoine, a publié Les 4 Vérités de la Ve dans sa jolie petite collection "Les Correspondances de Christin". D’autres titres sont annoncés. Avec Max Cabanes, avec Bilal. Un Valérian est en train de faire chauffer ses moteurs dans l’atelier de J.-C. Mézières. Ce mois-ci, Pierre nous propose, avec Annie Goetzinger, dans la collection "Long Courrier" (toujours chez Dargaud), un superbe Paquebot. Le bon moment pour faire un premier point avec un de nos plus beaux scénaristes sans cesse à la recherche de nouveaux continents artistiques à découvrir. La suite de cet entretien fleuve sera publiée dans le prochain numéro de La Lettre.Vous êtes romancier (L’Or du zinc, aux éditions Albin Michel), scénariste, journaliste et professeur de journalisme. Quelle est la part qui, éventuellement, l’emporte chez vous… ?Parfois, je sens bien, par ma production comme par ma vie, que je n’appartiens pas totalement au monde de la BD. Mais je n’appartiens pas davantage au monde universitaire ou à celui de la littérature. Il y a là du choix et du hasard, avec un désir farouche d’avoir une vie libre sans horaires ni contraintes, un rejet viscéral des réseaux (sauf ceux de l’amitié, sacrée à mes yeux) mais aussi depuis ma jeunesse une espèce d’indifférenciation quant à ce que je veux être ou faire (sauf écrire, d’où les livres, ou parler, d’ou l’enseignement). J’adore toujours faire de la bande dessinée, y compris très classique comme dans Valérian ou Les 4 x 4 avec Philippe Aymond, pour l’extraordinaire liberté qu’offre ce moyen d’expression. Mais, à la différence de nombreux scénaristes, je ne me suis jamais vu multipliant les séries. Pour moi, chaque livre est un nouveau livre. Les sujets et les moyens de les traiter ne sont jamais interchangeables. Un bon sujet de BD n’est pas un bon thème de roman, qui n’est pas une bonne trame de livre illustré, qui n’est pas un bon scénario de film, qui n’est pas une bonne pièce de théâtre, qui n’est pas un bon livret d’opéra, pour parler de choses que j’ai faites avec plus ou moins de bonheur. J’aime la versatilité et mon rêve serait d’avoir utilisé tous les supports narratifs, d’avoir exploré tous les genres littéraires. Ce qui, au point où j’en suis de ma vie, est malheureusement un peu présomptueux.Dans Les 4 Vérités de la Ve, vous êtes en tandem avec un dessinateur étonnant, Alexis Lemoine…La rencontre avec Alexis fait partie des grands plaisirs d’un métier où l’on peut travailler avec des graphistes éblouissants et — en même temps — très différents les uns des autres. Je n’avais vu de lui que quelques dessins qui m’avaient tiré l’œil dans Libération, une très belle affiche de théâtre sur une colonne Morris et aussitôt, comme cela m’est arrivé jadis pour Tardi, Bilal, Boucq et d’autres alors qu’ils étaient débutants, cela a été un petit déclic passionné. Quand j’ai rencontré ce jeune homme et que j’ai découvert non seulement son talent, mais aussi son immense culture picturale et son ironie politique, j’ai tout de suite senti que nous pouvions faire un livre ensemble. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je n’ai pas été déçu.Et vous collaborez avec J.-C. Mézières, Enki Bilal, Philippe Aymond, Max Cabanes, d’autres encore…Didier Christmann et la maison Dargaud m’ont fait un très beau cadeau en me confiant une collection intitulée, à la suggestion de Didier, "Correspondances".Ces petits livres illustrés me permettent de travailler avec des artistes que j’aime et qui n’auraient pas forcément plus que moi le temps ou le désir de s’engager dans un album de BD. Chaque collaboration établit — très précisément — une correspondance entre un graphiste et moi-même, me permettant de concevoir des livres à chaque fois inattendus, y compris pour moi. Parce que, si je sais très bien comment faire un album de bande dessinée, je ne sais jamais vraiment comment sera la prochaine "Correspondance", sauf son délicieux format à l’italienne (redouté hélas à juste titre par les commerciaux puisque tout le monde dit l’aimer alors que moins nombreux sont ceux qui l’achètent, mais bon…). Chacune des collaborations que j’ai eues jusqu’à présent avec des vieux amis comme Patrick Lesueur ou des dessinateurs que je connaissais à peine personnellement, comme Jean-Claude Denis, a constitué pour moi un petit moment magique, tel que j’ai pu en avoir avec Enki Bilal pour mes premiers "romans graphiques", L’Etoile oubliée de Laurie Bloom ou Cœurs sanglants. Enki, qui s’apprête d’ailleurs à réaliser une "Correspondance" avec moi pour célébrer — à notre façon — le passage au XXIe siècle.Ce mois-ci, vous retrouvez une de vos partenaires préférées, Annie Goetzinger, pour Paquebot, un grand récit qui paraît chez Dargaud, dans la collection "Long Courrier".Annie occupe une place à part dans la bande dessinée. Non seulement parce qu’elle est l’une des toutes premières femmes à s’être engagée dans cet art, mais parce que sa manière de faire n’appartient qu’à elle et donne un charme très particulier à ses albums. Alors que la plupart des dessinateurs travaillent leurs personnages en quelque sorte de l’extérieur et que c’est le trait, le mouvement, la mimique qui vont nous faire deviner leurs sentiments, Annie, comme beaucoup de romancières que j’aime d’ailleurs, à tendance à faire venir la lumière de l’intérieur de ses personnages. Le regard, la coiffure, le vêtement, les objets familiers, tout concourt à dresser des portraits psychologiques intimistes que je m’efforce de servir en lui proposant des scènes douces, en lui suggérant de nombreuses figures féminines. Il y a aussi dans son dessin une certaine nostalgie d’un monde plus ancien, plus policé, plus raffiné dans les sentiments et dans la manière de les exprimer, quelque chose qui me lie à elle, peut-être par ce que j’ai de féminin en moi. Travailler en sa compagnie introduit certaines complicités dans des domaines que je n’ai nulle envie de partager avec des garçons, tant l’esprit vestiaires de mecs, qui nous guette tous, me dégoûte. Et puis tout simplement, j’aime l’univers féminin et celui d’Annie me convient parfaitement pour raconter des histoires que je ne pourrais imaginer avec personne d’autre, et même pas tout seul dans un roman, au fond.Pouvez-vous me résumer Paquebot à la manière de Pariscope. En vous lisant j’ai pensé à Eric Ambler…Dans Pariscope ce serait… : "Après le Titanic américain, l’Horizon français", et ce serait à côté de la plaque comme le sont la plupart des notules filmographiques de ce journal. Commencé bien avant la sortie du film de Cameron, l’album qui s’est appelé aussi Les Dames de l’Horizon s’inscrit en fait dans les récits de traversées de Blaise Cendrars, Evelyn Waugh, Somerset Maugham, Paul Morand et d’autres écrivains que nous aimons Annie et moi, y compris bien sûr Eric Ambler. Dans ce monde clos que constitue un navire de ligne reliant pour la première fois après la Seconde Guerre mondiale Marseille à l’Extrême-Orient, il y a un mélange de comédie mondaine, de clivages sociaux, de rivalités politiques et de joutes amoureuses qui vont se cristalliser autour d’un plan de navire — fourni au lecteur…avec l’album… ! — dont on découvre qu’il s’est appelé le Parsifal et que c’est à son bord que Hitler avait prévu de se rendre à New York lorsque le Reich aurait gagné la guerre. Paquebot, c’est à la fois un voyage de rêve et une satire d’époque, un roman policier à énigme et des désillusions féminines…Ces jours-ci vous partez pour un tour du monde. Je croyais que vous l’aviez déjà fait pour votre livre avec Aymond et Cabanes ? Vous poursuivez quoi ou vous êtes poursuivi par quoi… ?Quand on commence à voyager, on ne sait plus s’arrêter, je suppose. A chaque étape on se projette dans la prochaine, on suit du doigt des itinéraires séduisants sur des cartes improbables, chaque voyage nourrit le désir du suivant. En même temps, quand on est sur le départ, on est souvent saisi d’un terrible… : à quoi bon… ? Et puis c’est le saut dans l’inconnu et il n’y a plus qu’à avancer, à moins que tout cela ne soit qu’une illusion et qu’on reste en quelque sorte immobile avec le monde qui défile comme dans un jeu d’arcade d’un réalisme saisissant. Quoi que qu’il en soit, si je pars ainsi cette fois-ci, c’est parce que mon premier tour du monde s’est fait par l’hémisphère Nord et que j’ai maintenant envie de voir la Terre d’en bas, en quelque sorte, par le Sud, en sautant du Kalahari sud-africain à l’outback australien pour finir dans les cailloux patagoniens. Cela dit, pour le moment, j’ai plutôt envie de rester à Paris, là où je suis et où — somme toute — je suis très heureux. A moins qu’il n’y ait quelque chose de retors à l’œuvre… : peut-être que je pars pour voir comment ça fait de m’éloigner de ceux que j’aime, peut-être qu’au moment du départ je pense déjà au bonheur du jour de mon retour.La fin de l’année dernière a été rude pour le métier. Il y a eu les disparitions de Serres, de J.-C. Forest, de Pierre Pascal, de Jean Vern.Oui, j’ai eu du chagrin. J’aimais mieux l’époque où tout le monde ou presque était jeune dans le milieu de la bande dessinée. Et c’est à cette époque-là que je revois mes deux amis. Pierre Pascal virevoltant dans son Bar de l’Avenir tapissé de dessins, à Bordeaux, avant même la création du Salon d’Angoulême. Et Jean Vern, avec qui je préparais notre premier album sur la musique des années 70, En douce le bonheur, jouant merveilleusement du saxophone ténor avec les meilleurs musiciens américains du côté de la montagne Saint-Geneviève. Voilà l’image que je veux garder d’eux, quand tout le monde ou presque, y compris moi, était jeune comme eux.G.V

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Hugues Labiano : Voyage en Louisiane

La trentaine passée, Hugues Labiano se forge un parcours parfait : première initiation au dessin aux Arts Plastiques, premières illustrations publiées aux éditions Hachette, Bayard et Glénat, premier album chez Alpen sous l’égide de Christin & Mézières, première série chez Glénat (Matador) puis confirmation éclatante avec Dixie Road scénarisée par Jean Dufaux.Vous avez véritablement débuté dans l’équipe de Canal-Choc1 mise en place par Christin & Mézières aux Humanos. Cette expérience vous a-t-elle servi ?Bien sûr, c’était le but même de ce collectif : former de jeunes dessinateurs en un temps relativement restreint sur un projet concret de série avec l’appui logistique d’un éditeur. Une formation "en entreprise", en quelque sorte. Mais, soyons clairs, le résultat n’a pas été à la hauteur du projet de base. Sur un plan purement créatif, j’ai ressenti pas mal de frustration. Philippe Chapelle et moi-même, qui étions crayonneurs, en avons bavé, Mézières étant un maître exigeant ! Mais bon, c’est aussi cette exigence qui m’a appris la rigueur du cadrage, la lisibilité, la nécessité d’être productif, toutes ces choses qui me servent aujourd’hui. Et puis il y a surtout ma rencontre avec deux grands auteurs qui m’ont fait rêver. Ça compte !Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la série Matador publiée aux éditions Glénat ?Je considère Matador comme ma véritable première création. Elle est née de mon envie de travailler sur un sujet original — et décrié, je sais : la tauromachie — ainsi que de ma rencontre avec Gani Jakupi, le scénariste, et le soutien de Jean-Claude Camano, directeur littéraire chez Glénat. On ne peut pas dire que cela a été un gros succès mais c’est une série dont je suis fier et qui a rempli sa fonction : m’aider à me perfectionner, à chercher mon style et, surtout, à toucher tous ceux qui l’ont lue. J’aimerais ajouter que Jakupi est un scénariste sur lequel les éditeurs devraient se pencher un peu plus qu’ils ne le font : il peut faire de grandes choses…On arrive à Dixie Road. Comment est venue l’idée ?Eh bien on peut presque dire que Dixie Road existe parce que Jean Dufaux était un lecteur de Matador et qu’il appréciait mon travail. Je l’ai appris par Jean-Claude Camano et notre rencontre a été provoquée. Dixie Road est née autour d’une table, devant une bonne bouteille. C’est comme ça, je crois, que procède Jean : il vous fait mettre à table dans tous les sens du terme. S’il vous "sent", le tour est joué. Et le tour a été joué à l’entame de la deuxième moitié de la bouteille. Facile.N’aviez-vous pas d’appréhension à l’idée de travailler avec un scénariste aussi chevronné ?Oui oui, avant de le rencontrer "vraiment", j’avais une idée de lui, une idée partagée, il me semble, par beaucoup de monde : celle d’un intellectuel un peu au-dessus de la mêlée et "produisant" beaucoup. J’avais — et tous les autres avec moi — tout faux ! Jean Dufaux a une culture impressionnante mais parfaitement digérée, c’est ce qui fait, je crois, sa force. Il a aussi une grande sensibilité et sa capacité d’écoute vous met rapidement à l’aise, vous fait sentir totalement partenaire, acteur du projet. L’idée de hiérarchie disparaît vite, vous pouvez donner votre pleine mesure. Pour finir, vous ne travaillez pas seulement avec le scénariste qui compte mais avec un ami.Dixie Road c’est les Etats-Unis des années trente, la crise, le racisme… On pense aussi beaucoup à Steinbeck. Comment vous documentez-vous ?Steinbeck, c’est la référence majeure quand on parle de Dixie Road. En tout cas, je le ressens comme ça. Quant à la documentation, elle ne manque pas. Des tas d’immenses photographes de l’époque (Walker Evan en tête) ont été envoyés sur le terrain par des organismes d’Etat ou autre. Et les livres qui en ont résulté sont nombreux. Il suffit de s’en imprégner !On sent que la couleur est un élément essentiel dans la série…Bien sûr. Marie-Paule Alluard est, depuis mes débuts sur Matador, une véritable "partenaire", le prolongement évident de mon travail et j’aurais du mal à me passer d’elle. Je crois que notre entente est parfaite et le succès de la série lui doit beaucoup. C’est une créatrice dans son domaine.Vous êtes allé en Louisiane il y a peu de temps. Que retenez-vous de ce voyage ?Cela a été un moment magique, l’accomplissement de quelques rêves de gamin, à l’époque où je voyais les Etats-Unis comme la Terre promise, le lieu où tout est possible et beau. Je sais aujourd’hui que cela n’est pas vrai : j’y ai vu et ressenti des choses que je n’ai pas aimées. Mais malgré tout cela j’y retournerai dès que possible. Je boirai de la Budweiser en écoutant du blues à la Nouvelle-Orléans, je parlerai de la France avec le maire de Natchez Down the Hill au bord du Mississipi, je roulerai, climatisation à fond, sur les "interstates" du Sud profond parce que c’est comme ça et ça restera encore comme ça. Quoi qu’on fasse.Combien d’albums comprendra la série ?Un quatrième album clôturera le cycle. Mais l’aventure Dixie Road continuera, j’en suis sûr maintenant. Parce que Jean et moi en avons envie, parce qu’il y a là tout un univers à approfondir, des dessins à tracer et du plaisir à créer tout ça.Vous avez eu un prix récemment2. Heureux ? !Oui, ne soyons pas hypocrite. Et puis, c’est toujours sur ses terres — même d’adoption — qu’on a le plus de chance d’être distingué, on le sait bien !A ce propos, pouvez-vous nous parler du magazine que vous avez créé avec d’autres auteurs sur la région ?C’est une expérience intéressante, une autre approche du boulot hors des circuits classiques et du confort relatif des grandes maisons. Mais je ne suis clairement qu’un collaborateur du collectif d’auteurs appelé Le Studio et qui publie la revue Azimut. Les véritables "héros" et acteurs de l’aventure s’appellent Alain Garrigue, Bernard Olivié, Gilles Goullesque et Bernard Cladères.Dernière question : vous avez un projet avec deux autres scénaristes confirmés, Serge Le Tendre et Rodolphe. Qu’en sera-t-il ?Il s’agira d’un thriller contemporain se déroulant dans le nord-est des Etats-Unis. L’histoire comptera deux albums et sortira dans la nouvelle collection du Lombard, "Troisième Vague" (voir p.20). Après quelques aléas qui m’ont fait perdre du temps, je me suis mis au travail. Je ferai mon possible pour "l’offrir" au plus vite au public. Mais il lui faudra être patient !FLB

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Joann Sfar : "J'éprouve de la tendresse pour tous mes personnages."

C’est avec une maîtrise de philo en poche que Joann Sfar se lance… dans le dessin. L’Association lui permet de mettre le pied à l’étrier et, depuis, Sfar a travaillé avec de nombreux éditeurs dont Guy Delcourt (Petrus Barbygère avec Dubois, Donjon avec Trondheim, Les Potamoks avec Munuera, Troll avec Boiscommun et Morvan), Dupuis (La Fille du professeur avec Guibert) et Dargaud (Paris-Londres et Merlin avec Munuera) comme dessinateur ou scénariste.Sincèrement, vous êtes plus à l’aise dans le scénario ou le dessin ?J’aime avant tout dessiner mais comme mes scénarios se présentent aussi sous la forme de petits dessins, je n’ai pas l’impression de changer de métier quand je passe du dessin au scénario. Il me semble que la distinction entre scénariste et dessinateur est assez artificielle parce que le dessinateur de bandes dessinées n’est pas seulement un illustrateur : il "raconte" au même titre que le scénariste. Pour moi, entamer une collaboration avec un autre auteur, c’est une façon d’être ami avec lui, un peu comme si on allait prendre le thé ou manger des petits gâteaux tous les deux.Vous avez reçu le Prix Goscinny du scénario pour La Fille du professeur. Voilà qui doit faire plaisir…J’aime énormément René Goscinny. La tendresse qu’il distille dans ses histoires est très communicative. Lire un livre de René Goscinny, c’est se replonger dans un monde de petits garçons circonscrit par les murs d’une école, pardon, d’un village gaulois. Rien ne pouvait me faire plus plaisir qu’un Prix René Goscinny d’autant qu’il vient récompenser ce livre avec Emmanuel Guibert. Mais avoir la chance de travailler avec Emmanuel est déjà un cadeau merveilleux.L’Association a été votre premier éditeur. Vous travaillez toujours pour Lapin, la revue de L’Association. Fidèle ?Sans cette contrainte de périodicité trimestrielle, je n’aurais jamais fait toutes ces histoires en N&B dans Lapin. Je suis un peu feignasse et il faut me pousser un peu pour que je m’y mette. Lapin permet de développer de très longues histoires en N&B avec un dessin assez cursif, proche des carnets. J’adore ce genre de récits et je crois que, sans Lapin, je le pratiquerais assez peu parce que les éditeurs traditionnels préfèrent des albums plus abordables. Lapin c’est notre laboratoire. Hé ! j’y fais seize pages par trimestre tout de même !Lors d’un Festival d’Angoulême, vous aviez réagi devant la Ministre de la Culture au sujet du refus d’attribution du numéro de commission paritaire à Lapin. Qu’en est-il ?Heu… Ça a fait marrer Menu et mes copains de L’Association. En plus j’ai dit ça avec une voix toute timide et c’était rigolo. Je crois que les choses ont pas mal avancé depuis1, mais je ne sais pas si c’est grâce à cette intervention.Vous avez l’habitude de travailler en studio. Pourquoi ?Pour perdre du temps à faire des jeux vidéos et aller à la piscine avec Christophe Blain et boire du thé chinois avec David B. et de l’alcool français avec Emile Bravo !Comment avez-vous été amené à rencontrer Pierre Dubois ?Je lis ses livres depuis toujours et j’ai eu la chance de le rencontrer au Festival de Hyères il y a dix ans. C’est mon maître. Je m’assieds et je l’écoute. Avant de le rencontrer je ne connaissais ni Jean Ray ni Seignolle ni Thomas Owen. C’est lui qui m’a fait découvrir Sherlock Holmes. Il est vrai que le climat de la ville de Nice où j’ai grandi ne se prêtait pas tout à fait aux ambiances sépulcrales…Mais vous semblez fortement attiré par le même type d’univers fait de légendes, contes, etc. ?J’aime le fantastique lorsqu’il se nourrit de la réalité. Ce qui m’intéresse le plus, c’est de mettre en présence des créatures imaginaires et des événements quotidiens. Je chronique la vie ordinaire des fantômes. Le professeur Bell, mon nouveau héros (aux éditions Delcourt, NDLR), est un docteur, pas un détective conseil : il soigne les bobos et les états d’âme des monstres.On sent aussi une proximité graphique dans votre travail avec certains illustrateurs anglais tels Ronald Searle. Vrai ou faux ?Vrai. Il y a aussi Edward Gorey, Fred, Schulz, Sempé, Kirby, Moebius, F’murrr, Eisner et Tardi. Je suis assez bête pour croire qu’un jour je dessinerai comme tous ceux-là. Mais aussi comme Pratt, Pichard et Crumb !Comment vous est venue l’idée de créer la série Merlin directement inspirée des romans arthuriens ?C’est venue d’une demande du dessinateur, José-Luis Munuera, qui souhaitait que je lui raconte une histoire pour enfants. Après avoir fait une série d’héroïc-fantasy de trois albums (Les Potamoks chez Delcourt), on avait envie de changer et de s’adresser à un public d’enfants. Le personnage de Merlin est fascinant : selon la légende c’est le fils du diable… Une sainte ayant accouché d’un enfant sans père connu, on a dit que c’était l’œuvre du diable. Un petit garçon qui prétend que son papa est le diable mérite forcément qu’on lui consacre un peu d’attention !Chaque album se présentera comme un "conte" ?Oui, en fait chaque album débutera avec un vieux dragon qui, pour endormir ses enfants, leur raconte une histoire d’interminables histoires d’humains : on peut supposer que cela se passe alors que les hommes ont disparu de la Terre… Dans le deuxième album Merlin rencontrera même le Père Noël qui, comme chacun sait, était encore petit à l’époque ! Il y aura donc un petit Merlin qui croisera un petit Père Noël… Un vrai conte de Noël, non ?Certes ! Mais vous prenez beaucoup de liberté par rapport aux légendes arthuriennes ?Oui, l’idée étant de mettre en scène un petit garçon — en l’occurrence Merlin — accompagné d’un ogre et d’un cochon. Il leur propose de les héberger chez lui et comme sa maman est gentille tout ce petit monde cohabite : on est loin de Chrétien de Troyes ou de Jean Markale ! (Rires.) Là, on ferait plutôt du Petit Nicolas au Moyen Age…L’humour et la parodie sont une constante chez vous. A commencer par Donjon où, là aussi, vous explorez un univers (l’héroïc-fantasy) parodié…Donjon c’est la rencontre entre Mickey et Conan le Barbare : on essaie, avec Lewis Trondheim, de raconter le plus sérieusement du monde des histoires totalement abracadabrantes. Il y a un univers riche et cohérent avec des centaines de personnages qui meurent petit à petit. Il n’y a pas de héros attitrés : ce ne sont pas, par exemple, Herbert le canard ou Marvin ; le "héros" c’est ce donjon régi par des lois très compliquées. C’est donc une parodie de l’héroïc-fantasy avec beaucoup d’absurde mais aussi énormément de cohérence : on veut faire quelque chose d’aussi construit que le Seigneur des anneaux. Rien que ça ! (Rires.)Vous n’avez pas peur de dérouter, parfois, certains lecteurs ?En fait je n’essaie pas de faire de second ou troisième degré ; même lorsque je raconte une histoire impossible, j’y crois toujours. S’il y a une constante dans ce que je raconte, c’est sûrement une réelle tendresse pour les personnages, une tentative de toujours se mettre à leur place.On le sent bien avec Herbert dans Donjon…Oui, oui, je me mets à sa place quand il est placé dans des situations ridicules… D’ailleurs ça me fait penser à certains de mes rêves : j’arrive à l’école en pyjama alors que tous les autres sont habillés ou, encore, au moment de la Coupe du monde de foot, je m’apprête à faire mon entrée sur le terrain durant la finale alors que je ne sais absolument pas jouer au foot : quel cauchemar ! Herbert est face à des situations ridicules de ce genre…Vous allez proposer une autre série avec le même compère chez Delcourt ?Oui, c’est assez simple : il s’agit de Crépuscule qui est censé se passer en fait au tome 101 de Donjon… On a imaginé que ce donjon avait changé et qu’il n’avait plus les mêmes propriétaires. Exit le canard et le dinosaure, on mettra en scène un lapin rouge et une petite chauve-souris […]. Ça se passe au moment où la Terre s’est arrêtée, d’un côté il fait très chaud, de l’autre très froid : tout le monde vit donc entassé sur une petite bande de terre que l’on appelle le "crépuscule" ! Par rapport à Donjon, le changement c’est que Lewis fait plus de scénario et moi plus de dessin.Munuera, dessinateur de Merlin, avait déjà réalisé la série Les Potamoks sur vos scénarios. Pouvez-vous le présenter ?C’est Laurent Duvault, qui était alors chez Delcourt, qui m’avait présenté Munuera il y a cinq ou six ans lors d’Angoulême. C’est comme ça qu’on a démarré Les Potamoks. Munuera est un ami, c’est quelqu’un de très attachant et ça m’amuse de parler espagnol avec lui ! Professionnellement, il a un dessin extrêmement vivant. Il est un peu comme les dessinateurs de Disney, il fait l’andouille quand il dessine en faisant des grimaces : c’est amusant de travailler avec lui… Lorsque je lui écris une histoire, il rajoute sans cesse des "conneries", des gags que je n’avais pas prévu. Il a une façon percutante de mettre en scène, on le voit bien avec le cochon dans Merlin…Avec l’ogre aussi…Oui, ce "bébé" de trois tonnes qui apprend à lire avec le cochon mais qui essaie aussi parfois de le manger ! On voit que Munuera s’est beaucoup amusé à dessiner ce trio constitué du cochon, de l’ogre et de Merlin.FLB

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“Soupetard c’est l’enfance idéale.”

En quelques années il a imposé un style. Persuadé depuis toujours que son métier serait de raconter des histoires, Olivier Berlion n’en reste pas là avec, notamment, un "Long courrier" en préparation.Le jeune Berlion ressemblait-il au jeune Soupetard ?!…Lorsqu’Eric et moi avons commencé à travailler sur le Cadet des Soupetard, nous nous sommesvite aperçus que nous partagions un grand nombre de souvenirs d’enfance. Mais Soupetard c’est aussi et surtout l’enfance idéale, celle dont on a rêvé. C’est donc un peu de nous deux et la plupart de nos rêves.Vous étiez plutôt turbulent, sage, intello, rêveur ou bon élève ?…J’ai écris mon premier roman et appris à taper à la machine à 7 ans. Dessiner, écrire, inventer des mondes imaginaires et devenu rapidement mon passe temps favori. Vers 10 ans, avec mon frère et mon cousin, nous nous sommes lancés dans la réalisation de journaux en s’inspirant de nos magazines de BD. On tirait à 25 exemplaires photocopiés par mon oncle ! On les vendait à la famille, aux voisins, au porte à porte. J’ai passé mon enfance à rêver qu’un jour j’en ferai mon métier.Vous avez été révélé grâce à la collection "Génération Dargaud". Depuis, votre dessin a évolué, au point d’arriver à un "style". Etes-vous conscient d’avoir franchi un tel cap ?Plus qu’un style, j’ai voulu avoir un graphisme au service de l’histoire que je raconte. Le dessin que j’utilise pour Soupetard n’appartient qu’à lui : rond, coloré et poétique.Pourquoi avoir repris l’univers de l’enfance dans la série Sales Mioches ?A l’origine, Casterman nous a demandé une série "tout public". Dans Sales Mioches ! nous ne développons pas que l’univers de l’enfance. La fourchette des âges de nos héros va de 9 ans pour le plus jeune — Nino — jusqu’à la soixantaine bien tassée pour le vieux Maurice dit "l’élégant", en passant par Mig qui frôle les 18 ans. Dans cette série, nous cherchons plutôt à raconter l’univers de la bande, de la débrouille, les rapports que cela induit ainsi que l’environnement urbain, la foule, l’agitation, la violence, une ambiance plus dure mais passionnante. Je dessine Lyon, ma ville natale, je prends un vif plaisir à la mettre en scène. C’est pour nous le sixième personnage de la série…La Ficelle (Sales Mioches !) et Sous l’aile du diable (Le Cadet) sortent en début d’année. Chance ou handicap ?Les deux séries développent des univers différents et complémentaires et je pense que cette sortie simultanée va permettre à nos lecteurs de se rencontrer et de se faire doublement plaisir !Selon vous, à qui s’adressent vos séries ?A tous les publics… Le prochain Cadet des Soupetard renouera avec plusieurs histoires courtes. Pourquoi ?Les petites histoires sont une récréation pour nous et sont conçues comme tel. C’est une façon de s’écarter du carcan réglementaire du récit de 46 pages dans lequel nous n’avons pas toujours le temps de développer le quotidien de Soupetard autant qu’on le souhaiterait, intrigue oblige. Soupetard existe en dehors des grandes aventures qui croisent sa route et nous avions envie de mettre une loupe sur ces "petits plaisirs". Dargaud a accueilli le projet avec enthousiasme, de plus les lecteurs ont suivi, surtout les plus jeunes : nous avons obtenu un prix à Blois pour cet album suivi d’une belle exposition qui se balade dans toute la France. On aurait tort de s’arrêter !Quel sera le sujet du prochain album que vous préparez dans la collection "Long courrier" ?J’avais envie de décrire l’univers d’un village à l’agonie, frappé par l’exode rural, nourrit de vieilles légendes, de tensions entre voisins, de silences et de règlements de compte dérisoires. J’imaginais au milieu de ces fantômes l’avenir désespéré d’un ado déglingué, unique jeune du village. J’en ai parlé à Eric, le projet a mûri pendant 4 ans et Lie de vin est né… On lui a flanqué une vilaine tache de vin sur la figure, la marque de son destin, et le récit a décollé. C’est un album que je réalise en couleurs directes pour travailler plus librement sur les lumières chaudes et crépusculaires de la Drôme provençale. Eric a construit le scénario sur un monde très particulier et subtil. Nous en attendons beaucoup.Berlion-Corbeyran : une collaboration qui dure. Pourriez-vous travailler avec un autre scénariste ?Comme il est très difficile d’avoir la chance de rencontrer un collaborateur avec qui l’on partage un univers commun, nous n’avons aucune raison de ne pas continuer.FLB

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La nouvelle vie de Barbe Rouge

C’est avec l’enthousiasme d’un tout jeune scénariste, néanmoins nanti de l’expérience acquise sur le cycle de La Jeunesse de Barbe Rouge, que Perrissin a concocté pour son complice Marc Bourgne un Barbe Rouge résolument moderne.Qu’est-ce qui vous a décidé à reprendre Barbe Rouge ?MB : Tout d’abord la présence de Christian Perissin au scénario. J’avais énormément apprécié son travail sur La Jeunesse de Barbe Rouge. Et puis je ne suis pas contre l’idée des reprises : cela s’est toujours fait en BD. On oublie trop souvent que sans ce principe-là, Franquin n’aurait jamais fait de Spirou ! Et puis Barbe Rouge est une série de grande aventure, elle convient bien à mon univers.Jusqu’à présent vous étiez seul maître à bord avec la série Etre libre, contrairement à aujourd’hui.MB : Je me suis senti un peu seul après mes cinq albums. Notre métier est déjà très solitaire. Je commençai à souffrir d’un manque de recul sur mon travail. Il me manquait un écho.Christian est intervenu ?CP : Oui, nous avons fait un mariage de raison. Je voulais travailler avec un dessinateur réaliste, et pas seulement dans le trait. Il fallait qu’il ait une vision réaliste du xviiie siècle, aussi bien dans les costumes que dans la reconstitution des navires.MB : Ma formation d’historien a pesé dans la balance !Charlier n’avait pourtant pas conçu Barbe Rouge comme une série résolument historique.MB : Barbe Rouge a été conçu à une époque où l’on privilégiait l’aventure et l’action. Depuis Bourgeon et Pellerin, on ne peut plus penser une série de flibuste telle que le faisaient Charlier et Hubinon dans les années 60.CP : L’aspect historique n’est pas forcément dans les dates ou les événements racontés. L’important est une ambiance qui sonne vraie, aux antipodes de la piraterie hollywoodienne.Le fait de "maîtriser" à la fois la série mère et La Jeunesse de Barbe Rouge change quelque chose pour vous ?CP : Mon idée à moyen terme serait de créer une passerelle entre les deux séries. On pourrait retrouver des personnages rencontrés dans La Jeunesse quelque 40 années plus tard.MB : La personnalité de Barbe Rouge est déjà une passerelle en soi. L’évocation de sa jeunesse a forcément un impact sur sa vision plus tard.CP : J’ai développé La Jeunesse à partir du personnage esquissé par Charlier dans la série mère. J’ai fait le chemin à l’envers. Aujourd’hui je base mon travail sur la personnalité de Barbe Rouge à 20 ans pour que son évolution soit cohérente.Comment fonctionnez-vous ?MB : Je suis le premier lecteur de Christian. A partir de là s’ensuit une discussion sur son travail. J’ai accepté cette collaboration, car je savais Christian capable de me proposer des choses dont je n’étais pas capable. Je suis très enthousiaste sur son travail, tant sur les dialogues que pour l’action. Cela me donne envie de dessiner ce qu’il écrit très concrètement.CP : Nous discutons de certaines scènes à partir du découpage de Marc. C’est une interaction permanente.MB : Généralement nos critiques sont très constructives. Le regard extérieur prend là toute son importance. Seul, on a souvent tendance à se jeter dans des impasses.Cela doit vous changer de votre travail sur La Jeunesse ?CP : Cela n’a rien à voir. Daniel Redondo est espagnol et vit en Espagne. Ne parlant pas la même langue et étant très éloigné géographiquement, nous ne pouvons pas nous permettre d’incessants allers et retours durant l’élaboration d’un l’album. Il nous est donc difficile de dialoguer autant qu’on le souhaiterait.L’univers de Barbe Rouge n’est-il pas un peu désuet ?CP : Non, tout est dans la manière de le traiter. Cela dit, je comprends que cela puisse paraître dépassé. Nous avons tous en tête des références très hollywoodiennes et datées qui nuisent au genre.MB : Le problème est un peu le même avec le western.Sauf que la BD a suivi l’évolution cinématographique des westerns.CP : Il n’y a pas eu de films de pirates depuis bien longtemps, à part celui de Polanski. La raison en est le coût. Dans les années soixante, on se contentait de maquettes. Cela n’est plus possible aujourd’hui. Il y a également toute une superstition autour de ces films : ils seraient porteurs de malheur et représenteraient des gouffres financiers. Pour en revenir à la série, puisque je n’ai pas de références cinématographiques, je me rapporte souvent à des westerns comme Impitoyable de Clint Eastwood. On y sent une volonté de tenir compte de l’âge du héros, de son passé. C’est une vision résolument moderne.Avez-vous redéfini les personnages ?MB : Même si mon dessin est assez éloigné de celui d’Hubinon, il demeure classique. Hubinon est une référence depuis fort longtemps pour moi. J’admire chez lui le rendu des matières, par exemple, son découpage et sa lisibilité. J’aimais beaucoup sa vision de Barbe Rouge, grand et baraqué. Jijé et Pellerin l’ont représenté très différemment. Il doit être séduisant. On ne peut pas en imposer à tout un équipage sans un minimum de charisme. Il doit être droit, grand, il a l’œil qui brille…Faire évoluer Barbe Rouge, c’est une obligation ?CP : Ce n’est pas une obligation, c’est un devoir. Baba a toujours été présenté comme un Nègre un peu con. Cette vision choquante doit impérativement appartenir au passé. L’évolution psychologique des personnages est absolument indispensable sur des points comme celui-ci.MB : De mon côté je voulais intégrer à la série une présence féminine réelle. Nous avons essayé de travailler sans quitter des yeux notre désir de retour aux sources. Le titre de l’album en témoigne : L’Ombre du démon est une référence au Démon des Caraïbes. Nous avons conservé ce qui faisait tout l’intérêt de la série : le conflit entre Barbe Rouge et son fils Eric.Ils étaient souvent séparés par le passé. Ils ne se retrouvaient que lorsque l’un délivrait l’autre…CP : Nous avons fait exactement le contraire : ils sont sur le même bateau dès le début ; Barbe Rouge se fait engager incognito par Eric.Avez-vous donné un âge à vos personnages ?MB : Bien sûr. C’est un de mes principes de base. Eric a environ 25 ans et Barbe Rouge une soixantaine d’années.N’est-ce pas un peu âgé pour un marin de son époque ?CP : Je me suis posé cette question. Est-ce que je fais de lui un pirate vieux et fatigué ?On peut en effet se demander ce qui le fait encore courir !CP : Au début de l’histoire, il a tout perdu : le Faucon noir et son équipage. En 1740, la piraterie est complètement moribonde. Il cherche simplement à vivre comme il l’a toujours fait. Il a une haine contre la société de son époque, haine dont je m’efforce d’expliquer les racines dans La jeunesse.Vous tentez de donner une crédibilité psychologique au personnage, ce que ne faisait pas toujours Charlier ? MB : Je ne pense pas. Charlier s’est toujours interrogé sur la biographie de ses héros. Blueberry en est un très bon exemple. Mais c’est vrai qu’il s’investissait un peu moins dans Barbe Rouge.CP : Il existe deux types de biographies. D’un côté une approche purement événementielle, de l’autre un aspect plus psychologique. L’un ne va pas sans l’autre. Barbe Rouge ne peut pas être le démon des Caraïbes sans raison.Vous parlez moins d’Eric. C’est volontaire ?CP : Il nous a semblé que Barbe Rouge était plus intéressant, du fait de ses blessures. C’est lui le personnage central de la série.L’or est toujours le moteur de l’histoire ?CP : Bien sûr mais on peut aussi imaginer l’amour comme un ressort à l’aventure.Barbe Rouge amoureux ?CP : Dans cette histoire, Barbe Rouge a une compagne. Pour cause de censure, à l’époque de Charlier les filles étaient soit des garces, soit des défuntes en puissance. La nôtre est pire que Barbe Rouge. Elle a la moitié des morts de l’album sur la conscience et va séduire Eric. D’où un antagonisme décuplé entre le père et le fils. Ce n’était pas simple d’être une femme sur un bateau !On a du mal à reconnaître Barbe Rouge. C’est pour symboliser ce coup de jeune que vous lui avez rasé la barbe ?MB : Il fallait bien changer sa physionomie pour qu’il puisse embarquer incognito sur le bateau d’Eric. La mort de Triple-Patte au début de l’album contribue également à casser les repères.CP : ça n’était pas une volonté en écrivant l’histoire. Je ne voulais pas trouver à tout prix des artifices pour dynamiser le scénario.Pas très respectueux tout ça !MB : Ne croyez pas ça. Nous sommes excessivement respectueux de l’oeuvre originale. Nous avons 31 et 34 ans, nous sommes donc plus jeunes que la série et on ne raconte plus les mêmes histoires en 1998 qu’il y a 40 ans.Votre démarche n’est donc pas nostalgique.MB : Pas du tout. Cela tient davantage de la recréation que de la reprise. J’aimerais toucher les lecteurs autres que ceux qui ont lu et aimé Barbe Rouge à l’époque dans Pilote. Bien entendu, le choix de reprendre ce personnage n’est pas innocent. Charlier était mon scénariste préféré quand j’étais gosse.N’êtes-vous pas intimidé ?MB : Cela s'est fait très vite, je n’ai pas eu le temps de me poser ce genre de questions. L’angoisse ne m’est apparue qu’après avoir dessiné une dizaine de planches. J’ai réalisé que derrière ces personnages se cachaient Charlier, Hubinon, Jijé… Mais cette série n’était pas aussi mythique que d’autres.Vous êtes embarqués sur le Faucon noir pour longtemps ?MB : J’ai 31 ans. Je pense pouvoir dessiner encore une quarantaine d’années.CP : Moi je n’y pense pas. J’essaie de travailler sans plan de carrière. Tant que j’apprends, que je m’amuse…CF & BPY

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“L’incommunicabilité fait partie de mes préoccupations.”

Eric Corbeyran a débuté sa carrière au début des années 90. Il incarne cette nouvelle génération de scénaristes inventifs, touche à tout et polygraphes.Si on vous dit que Sales Mioches ! est une sorte de clone du Cadet, que répondez-vous ?Qu’on est jamais mieux pastiché que par soi-même ! Non, sérieusement, concernant ces deux séries, je crois qu’il est fatal que l’une fasse penser à l’autre puisque le même duo d’auteurs est à la barre. Comment éviter les comparaisons ? Outre le fait qu’il dessine très bien, Olivier dessine très vite. L’alternance permet alors d’éviter la lassitude à la fois des auteurs et des lecteurs. L'expression de clone est toutefois très exagérée. Si on joue le jeu honnêtement et très à fond, on s’aperçoit que le ton n’est pas le même ; beaucoup moins tendre chez les Gones que chez le Cadet. Les Sales Mioches évoluent en outre dans un registre très polar, donc codifié, tandis que Soupetard se balade dans un récit plus aléatoire, plus poétique. Ça fait toute la différence d’ambiance. Et puis, sans la systématiser, nous avons joué la carte des oppositions simples : ville/campagne, gamin seul/gamins en bande, etc. A l’arrivée, ça donne deux atmosphères très typées. Mais l’argument principal, c’est quand même Berlion qui nous le fournit puisqu’au départ il y avait cette volonté de mettre en scène une série dont le cadre serait sa ville natale : Lyon.On sent que vous explorez le monde de l’enfance avec ces deux séries…Parler de l’enfance, c’est se découvrir, s’ouvrir, se livrer. Lorsqu’on fait ça sincèrement et sans niaiserie, cela permet du même coup de toucher les gens à des endroits sensibles. Des souvenirs oubliés. Des petits secrets. Parler de l’enfance, c’est aussi tenter de se comprendre et du même coup de comprendre les autres, puisque, par principe, une action entraîne toujours une réaction. D’une manière générale, faire de la BD reste pour moi une tentative de comprendre le monde qui m’entoure. Chaque sujet en entraîne un autre avec son lot de questions nouvelles. On cherche constamment des réponses. C’est passionnant.Quel regard vos enfants portent-ils sur vos histoires ?Lou (la grande, 9 ans) adore Soupetard. Certifié. Juré. Craché. En toute bonne foi : "Mon papa, c’est le meilleur sénateur !" (authentique). Cela dit, concrètement, quand je vais la réveiller le matin et que je regarde les BD qui traînent au pied de son lit, j’aperçois plutôt Boule & Bill, Gaston, Titeuf ou Nathalie. Ça me déprime un chouia sur le coup. Mais tous les espoirs sont encore permis puisque Violette (la petite, 3 ans) ne sait pas encore lire. Je vais donc me charger de son éducation plus sérieusement… Après L’As de pique chez Dargaud, vous travaillez aujourd’hui avec Richard Guérineau chez Delcourt sur la série Le Chant des Stryges. Vous abordez là un autre genre avec un thriller fantastique très ambitieux. Pourquoi ?Un changement de registre implique toujours une vaste remise en question de votre boulot. Cela dit, avec Richard, nous sommes restés fidèles à notre démarche initiale. Avec L’As de pique, nous pensions qu’une série de petits polars amusant s’agrémentant d’un graphisme élégant et classique, vaguement caricatural, pourrait être un vrai sujet populaire. On s’est un peu trompé d’époque. La notion de populaire n’a aujourd’hui plus rien à voir avec tout ça. On a donc revu notre copie. Nouveau rythme. Nouveaux thèmes. Mais on a gardé nos ambitions : toucher le plus grand nombre de lecteurs sans forcément prendre les gens pour des abrutis auxquels on peut servir n’importe quelle soupe. Du coup, Guérineau a pris une direction plus réaliste et s’est adjoint la complicité d'une coloriste de talent (Isabelle Merlet) qui ne se cantonne pas dans un rôle de faire-valoir. Quant à moi, grâce aux conseils avisés et aux encouragements de François Capuron, je me suis plié aux exigences d’un genre plus rigoureux, plus mécanique. Savoir écouter permet d’évoluer.A propos de Denis Falque, vous déclariez qu’il était en train d’inventer quelque chose. Après Graindazur, vous avez justement lancé une nouvelle série avec lui chez Delcourt : Le Fond du monde. Est-ce la suite logique de ce que vous attendiez de sa part ?La logique (si tant est qu’une logique préside à tout ça) aurait voulu qu’on termine ce que l’on avait commencé. Faute de public, hélas, on a dû abandonner Graindazur en cours de route. C’est très dommage. Cela dit, en toute chose malheur est bon puisque Le Fond du monde a permis à Denis de faire évoluer son trait et de renforcer ses atouts (notamment la couleur), sans perdre en fraîcheur ni en spontanéité, et sans se fondre dans un moule déjà bien balisé. Falque possède une manière incomparable d’aborder les sujets : économie des effets, poésie de la mise en scène, décalage subtil des attitudes. Le problème c’est qu’il faut souvent du temps au lecteur pour s’apercevoir que quelqu’un est inventif. Certains signes montrent toutefois que le public a été sensible au changement puisque, après un premier cycle de 3 albums, nous en entamons un second.Il y a un thème très fort dans Le Fond du monde, c'est celui de l’existence de plusieurs mondes séparés qui se heurtent entre eux. Une parabole sur la différence, la communication ?L’incommunicabilité fait partie de mes préoccupations et se retrouve souvent au centre de mes récits, sous des formes diverses. L'imaginaire de Soupetard se heurte à l’autorité de l’adulte. La liberté des Sales Mioches est une insulte à l’ordre bourgeois. Dans Le Chant des Stryges, l’autre est symbolisé par une créature inconnue que l’on ne parvient pas à cerner. Quant aux habitants du Cœur de la Cité, ils s’appliquent à ignorer ceux du "Fond du monde", jusqu’à déconstruire leur présent en fonction d’un passé récent qu’ils s’efforcent de nier. Cela dit, restons modeste, une BD ne changera pas le monde. ça n’empêche pas d’en parler…Une devinette. Si je vous dis : "Quoi de plus seul qu’un héros ?"…Vous faites allusion à l’album La Digue… Ça été un réel bonheur à écrire. Ce type de fable métaphorique permet vraiment toutes les libertés sur le plan de la forme et du fond. On dit ce qu’on a sur le cœur, on égratigne, on épingle. On ne craint pas la digression, on musarde, on s’arrête, on regarde, on repart… La Digue, c’est aussi mon premier vrai bouquin avec Alfred, avec qui j’avais déjà commis quelques petits contes cruels chez Ciel Ether. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec lui. C’est un poète. Nous préparons actuellement un autre projet, en couleur cette fois et en grand format. Je n’ai pas de titre pour le moment, seulement une histoire, drôle et tragique. Celle d’un apprenti en sorcellerie…Pouvez-vous nous en dire plus sur l’album que vous préparez dans la collection "Long Courrier" ?L’album s’appelle Lie de vin. C’est l’histoire d’un adolescent affublé d’une tache de vin. Cette tache est un vrai calvaire. C’est aussi le seul souvenir que lui a légué sa maman avant de l’abandonner. C’est un projet que j’ai écrit en très étroite collaboration avec Olivier Berlion. Nous avons pris notre temps. Nous avons aussi décidé de trancher par rapport à notre production habituelle. C’est la première fois que j'utilise de manière systématique un texte narratif aussi copieux. Quant à Olivier, il s’est mis à la couleur directe. J’ai découvert récemment les planches originales. Il se dégage de l’ensemble une belle profondeur. J’ai hâte d’avoir l’album entre les mains.FLB

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Jean-Charles Kraehn : “Plutôt suggérer que montrer.”

Actualité double pour J.-C. Kraehn puisque, outre la parution en mars prochain du très attendu Gil Saint André chez Glénat, il nous offre ce mois-ci la suite Tramp, dessiné par Jusseaume. Alors que la plupart de ses confrères ont une démarche d’auteur, Jean Charles Kraehn se démarque en revendiquant haut et fort son appartenance à une tradition populaire et résolument classique.Que voulez-vous dire par bande dessinée populaire ?J’avais envie de faire de la BD dans la tradition des feuilletons populaires. Intrigues, suspens et rebondissements en sont les ingrédients essentiels.Le nom de votre série, Gil Saint André, évoque à lui tout seul une époque.Oui, je désirais renouer avec l’aventure à la façon des séries anciennes. Le nom de mon héros, petite référence à Gil Jourdan, s’inscrit dans cette logique. De la même manière, je ne voulais pas d’un album luxueux à 70 ou 80 F : BD grand public, prix grand public. Chez Glénat, les collections "Graphica" et "Caractère" ne correspondaient pas à mon projet. C’est pourquoi le premier tome de la série est paru hors collection en reprenant le concept que je lui avais présenté pour défendre mon projet.Vous êtes donc à l’origine de la collection “Bulle Noire” ?Involontairement, oui ! Mon idée pour Gil Saint André était de faire un polar grand public (c’est-à-dire lisible par tous) aux antipodes du polar contemporain un peu mode, souvent glauque et malsain, du moins dans sa présentation. Pour ce qui est du contenu, j’aborde les thèmes classiques au polar : enlèvements, serial killer, pornographie… seulement j'essaie d’être soft dans la façon de traiter ces sujets. Plus suggérer que montrer. C’est moins racoleur mais à mon avis tout aussi efficace.Vous avez choisi de situer l’action en France. Si l’on compare avec le cinéma, on est plus près de Navarro que de Mission impossible. On perd une part de rêve ?Parce que les séries américaines vous font rêver ? Moi, je préfère la baguette de pain et le saucisson à l’américain way of life. La télé et le cinéma l’ont trop galvaudé pour qu’il fasse encore rêver. Et puis je voulais partir d’une situation banale dans laquelle tout le monde puisse se reconnaître. Je m’adresse à un public francophone, il m’a donc paru naturel que mon héros soit français et que son histoire se passe en France principalement. Tant pis si des grincheux lui trouvent un côté franchouillard. De toute façon, je revendique ma "franchouillardise".A propos, pourquoi avez-vous changé le titre en cours de route ?L’intrigue présente se déroule sur 4 ou 5 albums. Pour un éventuel second cycle, le titre initial de la série Une étrange disparition n’avait pas lieu d’être. Puisqu’il fallait remaquetter l’album, j’ai préféré assurer mes arrières, ou plutôt l’avenir.L’idée de poursuivre la série est paradoxale avec votre envie d’insister sur le côté ordinaire de la situation de départ. Ce genre d’aventures à répétition pour un seul homme est assez peu courant.Je ne sais pas encore si ce second cycle se fera. Simplement, j’en ménage la possibilité.On devine facilement en vous lisant votre plaisir à raconter des histoires. Quelle est votre ambition ?Je vais certainement choquer les artistes purs et les gardiens du temple mais mon ambition première est de vivre de la bande dessinée. C’est le meilleur moyen de continuer à faire ce métier que j’adore. Ensuite, j’essaie d’écrire des histoires que j’aimerais lire et que l’on ne trouve plus guère dans les nouveautés. Gamin, j’ai adoré Blueberry, le vrai, Tanguy et Laverdure, Bernard Prince… L’un des rares auteurs à faire perdurer cette BD d’aventure de qualité, c’est Jean Van Hamme. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il a le succès que l’on sait.Votre série Bout d’homme n’avait pourtant plus rien à voir avec la BD d’auteur.Oui, c’est vrai. J’y ai mis plus de moi-même. Ceci dit, l’investissement personnel est le même dans une histoire classique. On explore des chemins détournés pour faire passer un peu de soi dans ce que l’on raconte.Avec chacune de vos séries, vous semblez évoluer chronologiquement au fil des époques depuis le Moyen Age jusqu’à cette fin de XXe siècle. Cela nous prépare une série SF ?Et oui, j’ai effectivement un projet heroïc fantasy.C’est très mode, non ?Si je fais de l’heroïc fantasy, ce n’est pas pour en faire comme tout le monde. Mon heroïc fantasy est plus un mélange de Moyen Age et de fantastique, le tout sur des bases très réelles. Cela dit, le projet n’est pas encore très avancé.Votre plaisir de scénariste est le même lorsque vous confiez vos histoires à d’autres dessinateurs ?Lorsque je travaille sur un scénario, je me concentre davantage sur la trame de l’histoire que sur l’aspect graphique. Bien évidemment, cette vision dessinée apparaît toujours au moment de la mise en scène, mais elle n’influence pas mon histoire.Vous avez des frustrations d’auteur ?Oui, il y a des frustrations, mais aussi des joies. Le dessinateur apporte sa vision personnelle de l’histoire et c’est souvent enrichissant.Ce glissement vers le statut de scénariste était prévu lorsque vous avez commencé ?Ca n’était pas aussi précis. J’adore dessiner mais je suis un dessinateur laborieux. Je suis beaucoup plus à l’aise au scénario. Du coup, le plaisir vient plus facilement. La tentation de privilégier l’écriture au dessin est grandissante. Céder le crayon à d’autres auteurs me permet de raconter des histoires qui n’auraient sans doute jamais vu le jour, faute de temps. C’est le cas de Tramp. Mais on ne peut pas dire que j’ai planifié ma carrière. La seule chose dont j’étais certain au départ était que je voulais raconter mes propres histoires. La présence de Patrice Pellerin sur mes premiers épisodes des Aigles décapitées est avant tout une histoire d’amitié. C’est aussi une façon pour moi de me lancer dans ce métier sans aborder tous les problèmes de front. Mais il est vrai que je me sens plus raconteur d’histoires que dessinateur.Auriez-vous par hasard quelque admiration pour les auteurs feuilletonistes ?Vous avez raison. Mais là, pour Tramp, c’est mon camarade Jusseaume qui n’a pas respecté son cahier des charges. Vous savez, un scénario est beaucoup plus vite écrit qu’il n’est dessiné et mis en couleur. Comme par ailleurs il fait un travail remarquable, on ne l’accablera pas trop de privilégier la qualité à un rythme de parution plus rapide.Avec ce quatrième tome, nous connaissons enfin la fin de l’histoire. Est-ce un adieu ou un au revoir ?Un au revoir seulement. Patrick et moi prenons beaucoup de plaisir à travailler ensemble. De plus, le sujet et l’époque (la marine marchande des années 50) sont riches d’histoires et la série est appréciée du public. Cela serait dommage d’arrêter. Nous avons d’ailleurs redémarré une histoire qui tiendra sans doute en un album. Cela se passera en Afrique et il y sera question de kroumen, ces dockers du pays de Krou qui embarquaient sur les cargos pour plusieurs mois.Tramp signifie "vagabond" en anglais.Pas seulement. C’est aussi un terme maritime. Il désigne un cargo qui va de port en port, au gré du fret.La mort d’Ester ?La mort d’Ester dès le premier album a dû susciter pas mal de réactions. J’ai toujours été choqué par ces personnages principaux qui ne meurent jamais. Même si j’aime le classicisme en BD, j’ai eu envie de casser cette tradition. Ester avait tout pour être une héroïne. Elle a pris des risques, elle a perdu. On rejoint là mon souci de prise avec la réalité. Dans la vie, tout n’est pas facile. Pourquoi en serait-il autrement pour nos héros de papier auxquels on est censé s’identifier ? Sa mort m’a permis de surprendre le lecteur tout en donnant le ton du récit et de la crédibilité à l’histoire. La dimension dramatique de cette mort permet au lecteur de redouter le pire pour la suite.La suite de l’histoire doit être à la hauteur. C’est un gros défi.Oui, nous nous appliquons à ne pas décevoir nos lecteurs. Mais là, c’est à eux de nous dire si nous avons réussi le challenge.CF & BPY

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Taduc et Le Tendre : à l’Ouest, du nouveau

Le 1er tome de Chinaman avait marqué la rentrée 1997. Ce deuxième titre confirme les espoirs placés dans cette série qui va au-delà du simple western.Comment est né Chinaman ?T : Chinaman vient d’une idée qui remonte maintenant à une dizaine d’années. A l’époque, je travaillais en atelier avec Thierry Robin et Pierre-Yves Gabrion et nous avions très envie de raconter des histoires d’aventure où l’émotion ne serait pas absente. Pour moi ce serait un western, mon univers de prédilection. Mais il devait être différent des westerns habituels.D’où le choix de ce héros asiatique ?T : Effectivement. Cette différence s’est imposée de façon logique puisque je suis moi-même d’origine asiatique. Ce serait donc un Chinois immigré aux États-Unis pendant la ruée vers l’or au siècle dernier. J’ai commencé à écrire une première mouture de Chinaman avec mon épouse Chantal. Nous nous sommes rendus compte que nous avions besoin de l’apport d’un très bon scénariste pour mettre le scénario à la hauteur de nos ambitions. Nous avons donc proposé le bébé à Serge Le Tendre.LT : Ils m’ont demandé d’y jeter un coup d’œil. Je me suis donc empressé de tout modifier en y apportant subrepticement des idées personnelles afin qu’ils ne puissent plus se passer de moi.T : L’histoire s’en est trouvée totalement différente, à part, bien sûr, l’idée de base d’un Chinois dans l’Ouest américain. Serge s’est pris au jeu et s’est totalement approprié l’univers, comme je l’encourageais à le faire.Chinaman est un western qui n’a rien à voir avec ce qui se fait en BD.LT : Chinaman était une volonté pour moi de trouver un sujet original, une terre vierge à explorer. Une volonté d’émigrant en quelque sorte.T : Pour ma part, comme je l’ai déjà dit, le western m’a toujours énormément attiré, aussi bien au cinéma qu’en BD. J’ai pris un grand plaisir à lire des séries comme Blueberry ou Comanche. Elles ont été d’une grande influence par la suite dans mon travail. Des auteurs comme Derib, Blanc-Dumont ou Rossi ont également apporté leur contribution au genre. J’espère moi aussi, dans une moindre mesure, apporter une pièce à l’édifice avec Chinaman.Vous abordez un côté de l’histoire peu connu de l’Amérique.T : Oui, je voulais gratter cette surface et aller voir en profondeur les réalités historiques de l’immigration chinoise aux États-Unis. Notre volonté de départ n’était pas de réaliser une Ïuvre didactique mais plutôt un récit d’aventures centré sur un Chinois dont on suivrait l’évolution psychologique au travers de ses pérégrinations.Pensez-vous que, après avoir lu Chinaman, on cessera d’assimiler dans la BD les Chinois à des blanchisseurs ?LT : Ah bon, ils avaient d’autres métiers ?T : Il est difficile de se débarrasser de cette caricature traditionnelle du Chinois blanchisseur mais on a pu découvrir que les Chinois étaient tout aussi bien des commerçants, des mineurs, des fermiers ou encore même des ouvriers. La minorité chinoise a joué aux États-Unis un rôle très important dans la croissance de la Californie. Elle a participé de façon prépondérante à la réalisation de la ligne de chemin de fer transcontinentale.Pour en revenir à votre héros, celui-ci vit une importante crise d’identité.T : Ce qui nous intéressait, c’était de voir comment un homme élevé dans la culture chinoise allait pouvoir s’adapter au Nouveau Monde une fois coupé de ses racines. C’est le choc de deux cultures vécu par un être de chair. Chen Long, qui deviendra par la suite Chinaman, est un combattant très attaché à la tradition, à la notion d’autorité. Au début il n’est pas du tout attiré par le monde des Blancs. Mais à cause de la traîtrise de son maître, il va être amené à rejeter le joug de la tradition.LT : C’est à ce moment-là qu’il revendiquera le nom de Chinaman, l’équivalent de "Chinetoque" en français, pour mieux masquer l’abandon de ses anciennes valeurs, de son ancien moi.Puisque vous abordez le sujet, revendiquez-vous cette seconde lecture plus psychanalytique ? Je pense à l’idée de transfert.LT : On peut s’aventurer à cette lecture, mais à mes yeux le transfert n’est pas aussi évident. Wu Fei n’est pas un père de substitution pour Chinaman. Il est plutôt une sorte de maître, une image distante et froide de l’autorité. L’image du père qu’a conservée Chinaman est celle d’un homme honnête, usé par le travail et par le remords, à qui il doit rendre son honneur dérobé.La dépression le guette !T : Oui, il va traverser une période de crise, de totale remise en question. Il va devoir trouver sa propre voie et faire la part de ce qui est bon dans les deux cultures. Chinaman va apprendre la solitude et devra aller au-devant des autres pour se faire une place dans ce nouveau pays.LT : Vu son caractère, cela nous laisse encore quelques joyeuses équipées à raconter.En lisant Chinaman, on ne peut s’empêcher de penser à la série TV Kung Fu.T : Je ne peux nier que cette série, ainsi que le film Soleil rouge, m’a profondément marqué. Chinaman est également un hommage au cinéma d’arts martiaux de Hong Kong. J’ai adoré les films des réalisateurs hong-kongais tels que Chang Cheh ou bien Tsui, Mark. On trouve là des univers pleins de fureur et d’énergie, mais aussi de grâce. Les scènes de combat sont magnifiquement chorégraphiées.CF & BPY

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Rosinski : “Je suis de nature à m’investir totalement dans ce que j’entreprends.”

Sans délaisser Jean Van Hamme et Thorgal, Rosinski a publié, chez Dargaud, le quatrième volume de La Complainte des landes perdues écrit par Jean Dufaux. Un album particulièrement important car il conclut une poignante histoire d’amour et de magie noire…Cette Complainte, Jean Dufaux l’a composée sur mesure pour vous. Cela impliquait-il le respect de certaines règles ?En ce qui me concerne, il n’y a qu’une seule règle, celle de bien me connaître et d’aller au-devant de mes désirs. Lorsque Jean Dufaux a composé cette Complainte à mon intention, il me connaissait déjà depuis près de dix ans. Il savait à quel genre d’ambiance vont mes préférences, il savait que j’aime les fictions qui ne s’inscrivent pas dans le courant d’une mode et qui ne collent pas aux réalités socio-politiques de notre époque… Il savait exactement ce que je souhaitais ! Quand Dargaud m’a soumis le projet, j’ignorais qu’il en était l’auteur, mais l’histoire s’intégrait si bien à mon imaginaire que j’ai accepté de le mettre en images. En fait, ce que je recherchais surtout à moment-là, c’était un récit qui me distraie de ceux que je dessine habituellement et qui me permette d’expérimenter de nouvelles techniques. Parce que j’avais donné mon accord et n’étant pas homme à revenir sur mes décisions, je me suis dit que mes fantasmes pourraient encore patienter quelque temps…Et vous vous êtes donc mis à l’ouvrage.Pour moi, au départ, cette Complainte ne devait toutefois constituer qu’une sorte d’intermède. Je ne voulais à aucun prix trahir ma famille et celle de Thorgal. J’estime d’ailleurs que mener deux séries de front n’est jamais bon. Cela implique des coupures de rythme et des changements d’atmosphère qui finissent par nuire aux qualités graphiques de l’une et l’autre. C’est une constatation que j’avais déjà faite lorsque, avec Jean Van Hamme, nous réalisions Le Grand Pouvoir du Chninkel. Pour mener à bien cet album, il m’a fallu interrompre la production des Thorgal. C’est ce qui m’a aussi amené à demander à Kas de poursuivre la série Hans… Cela dit, je suis de nature à m’investir totalement dans ce que j’entreprends. Dans le cas présent, je me suis en outre très vite laissé prendre par le climat du récit et le destin des personnages de Jean Dufaux.Qu’avaient-ils donc de si prenant ?L’histoire n’avait, dans son fond et sa forme, absolument rien à voir avec celles de Thorgal ! Bien qu’il se situe dans un cadre médiéval et dans un climat nordique, le récit de Dufaux était construit de telle façon qu’il m’offrait la possibilité de m’exprimer différemment. J’avoue cependant qu’à certains moments, vu l’époque et le lieu de l’action, j’ai eu parfois peur de refaire du Thorgal…Cette Complainte est-elle susceptible de connaître un prolongement ?La richesse du sujet et la force des personnages amèneront sans doute Jean Dufaux à poursuivre cette Complainte. En ce qui me concerne j’aimerais d’abord concrétiser d’autres projets que j’ai dû reporter à cause de cela. Je n’ai rien contre les séries, dès l’instant où chaque album apporte à l’histoire de nouveaux éléments consistants. Je suis un dessinateur qui obéit à son scénariste aussi longtemps que le récit excite son envie de le mettre en images… Cela dit, j’ai été ravi de ma collaboration avec Jean Dufaux. C’est véritablement un auteur génial ! Ce n’est pas seulement moi qui le dis. Je me suis renseigné auprès de plusieurs de mes confrères qui m’ont confirmé ce que je pensais déjà…Il est de la même famille de grands scénaristes comme Jean Van Hamme ?Pour moi, Van Hamme, c’est l’épouse fidèle qui arrive toujours à vous étonner. C’est le grand amour auquel on reste attaché envers et contre tout parce que, en dépit des années, jamais il ne vous déçoit. Dufaux, c’est en quelque sorte la maîtresse. C’est le flirt au charme et à l’intelligence duquel on succombe, celui avec lequel on est prêt à vivre et même à revivre une aventure extra-conjugale passionnée. J’espère que l’un et l’autre me pardonneront ces comparaisons osées !Dans un portrait qu’il traçait de vous, Van Hamme, justement, écrivait que vous étiez slave jusqu’au bout de vos crayons…Je ne sais pas ce que c’est qu’être slave. Je connais un tas de dessinateurs qui ne sont pas slaves et dont les dessins expriment un tempérament assez proche du mien. Je ne crois pas que la manière de traduire une histoire en images ait réellement quelque chose à voir avec les racines. C’est une affaire de psychologie personnelle. Cela est aussi fonction des scénarios. Je suis d’origine polonaise, c’est vrai, mais je me considère davantage comme un Terrien, quelqu’un qui ne connaît pas de frontières. En Pologne, je ne me suis jamais très bien adapté à la société polonaise. En Belgique ensuite, comme maintenant en Suisse, j’ai gardé cette sensation de n’appartenir à aucune nation. L’enfermement me gêne et je me sens partout moi-même.La nature de l’environnement ne vous sensibilise pas ?Ce qui est intéressant dans la nature, c’est l’image qu’on s’en fait. C’est l’interprétation que l’on en donne et la manière de l’utiliser. J’ai toujours eu des problèmes avec la nature telle qu’elle est. Je n’aime pas qu’un paysage s’impose à moi. Je préfère le réinventer et le recomposer à ma façon. La nature que je dessine n’existe pas… si ce n’est dans mon imagination.La Complainte des landes perdues, après la Scandinavie de Thorgal, semble néanmoins indiquer que les climats nordiques vous conviennent plus particulièrement…Les circonstances ont voulu que l’on pense que les ambiances nordiques étaient ma spécialité. C’est la faute au succès de Thorgal ! Moi, je transpose en images ce que le scénariste a écrit. Si l’on me propose un jour une histoire qui se situe dans des régions tropicales, je m’y acclimaterai de la même façon. Je peux tout aussi bien dessiner des palmiers et des lagons bleus… De la même manière, on a tendance à s’imaginer que le Moyen Age est ma période de prédilection. Jamais on ne m’a donné l’occasion de montrer que je pouvais m’adapter à d’autres époques ! Cela dit, je reconnais que je ne suis pas du tout intéressé par les personnages contemporains dont la psychologie est déterminée par des mécanismes socio-politiques, des êtres qui sont esclaves des médias, des combines politiciennes, des organismes financiers, etc. Mes histoires sont faussement médiévales. Elles n’ont rien d’authentique. Elles sont hors du temps et les personnages échappent à ce type de servitudes.En d’autres termes, vous auriez refusé de dessiner XIII ?C’est effectivement le genre de série que je ne dessinerai jamais. Cet univers technocratique où ne pousse que le béton, et peuplé de bagnoles, n’est pas le mien. Je me sens plus à l’aise dans la nature où poussent les arbres…La Complainte des landes perdues, c’est d’abord celle d’une femme. Comment appréhendez-vous les personnages féminins ?L’héroïne de cette histoire est avant tout une création de Jean Dufaux. En tant que dessinateur, je m’interdis toute ingérence dans la vision qu’a le scénariste de ses personnages. Mais j’adore les femmes ! Et je ne vois jamais que leurs côtés positifs. Même les plus méchantes, je n’arrive pas à les détester. Quand je dois dessiner une très méchante femme, je lui trouve des excuses en accentuant l’aspect dégueulasse des hommes.Quel est votre mot favori ?Responsable ! On dit que c’est un mot que je répète souvent… J’ai, il est vrai, un profond sens des responsabilités. Responsabilités vis-à-vis de la famille, des amis, des scénaristes, des lecteurs… C’est dans ma nature. Je suis aussi un homme de parole. Si je dis oui, c’est oui ! En fait, je ne m’analyse jamais. Je ne suis pas de ceux qui se posent des questions existentielles. Qui suis-je ? Où vais-je ? Etc. Ça ne me tourmente pas. Ce qui m’importe, c’est mon métier et le plaisir que je peux ainsi apporter aux autres. Assumer mes responsabilités de dessinateur de BD représente l’essentiel de mes préoccupations.Vous admettez-vous un grave défaut ?Peut-être celui d’être brouillon dans mes propos… Mes conversations ne sont jamais construites. Mes idées, je les exprime comme elles me viennent, en vrac. Dans le désordre ! Souvent, des confrères me demandent si je souhaite signer un scénario : je pense que j’en suis totalement incapable. Je ne me sens nullement apte à structurer une histoire. C’est pourquoi je continue de faire confiance au talent de vrais pros…Le succès vous a-t-il changé ?Nullement ! Il n’a absolument pas influé sur mon caractère ni ma façon d’agir et de penser. Il m’a permis d’apporter à ma famille la sécurité matérielle, c’est tout. Je pense que je suis aujourd’hui fondamentalement resté le même qu’à mes débuts, lorsque j’avais beaucoup de peine à boucler mes fins de mois.Quand paraîtra Thorgal ?Il est prévu pour avril 1999. J’y travaille ardemment… Son titre : Arachnea !J.-L.L.

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"Ce qui m'intéresse, c'est l'avenir de Blueberry jeune."

Nouvelle étape dans le cycle de La Jeunesse de Blueberry avec, au dessin, un nouveau "papa" : Michel Blanc-Dumont, bien connu du public pour ses séries Cartland et Colby. Quand on sait que Jean-Michel Charlier aimait à dire que, s'il n'avait pas rencontré Jean Giraud, c'est avec Michel Blanc-Dumont qu'il aurait aimé raconter la vie de Blueberry, on ne peut s'empêcher de penser que la boucle est bouclée. Qu'en pensez-vous, monsieur Blanc-Dumont ?J'ai toujours considéré Charlier comme un grand monsieur, je ne peux donc qu'en être flatté !Si Charlier vous avez fait cette proposition avant Gir, qu'auriez-vous répondu à cette époque ?J'aimais profondément le western, j'aimais beaucoup l'univers de Blueberry, mais ce n'était pas cela que je voulais raconter. Lorsque j'ai commencé, j'avais l'ambition de créer un univers qui m'était personnel. Le western que je voulais dessiner n'était pas seulement celui que je voyais au cinéma, mais celui que j'avais vu dans les livres et les photos qui témoignaient d'une époque où deux peuples différents, les Indiens et les Blancs, vivaient avec leurs cultures tellement différentes l'une de l'autre. Aujourd'hui je suis ravi de dessiner La Jeunesse avec Corteggiani qui a le grand talent de refléter l'univers inventé par Charlier et celui que je porte en moi. Ses scénarios me permettent d'apporter le souci et le goût du détail vrai et de l'authenticité dans la représentation de cette époque.Blueberry est un western mais reste tout de même aux antipodes de Cartland.A l'époque où Laurence Harlé et moi avons créé Cartland, nous avions un vrai désir de raconter une histoire proche des thèmes de films comme Jeremiah Johnson ou Little Big Man. Tandis que Gir a commencé I dans les années soixante en plein âge d'or du western. C'est cette différence de culture qui a déterminé nos influences. Aux références cinématographiques, livresques et iconographiques s'ajoutaient les préoccupations de la fin des années soixante-dix : la guerre, l'écologie, l'incompréhension raciale et le choc des cultures. Mais le western au cinéma est toujours le reflet de l'époque où il est fait. Il est rarement historique. Ce n'est pas un hasard si Little Big Man a été tourné pendant la guerre du Viêt-nam.Etes-vous intimidé par la reprise de Blueberry ?Non, dessiner Blueberry ne m'impressionne pas. Pour moi, je fais vivre une histoire à un personnage dans un univers donné. Je ressens cela pour tous les personnages que j'ai dessinés. Ils sont à la fois imaginaires et réels. A partir du moment où les personnages sont dessinés, ils n'appartiennent plus à leur auteur, ils sont ce que l'imagination de chaque lecteur en fait !Si ce n'est que Blueberry a un passé d'une trentaine d'albums…Oui, mais je n'y pense pas. Mon Blueberry est vierge de tout passé. Dans cet album, je n'ai pas tenu compte du personnage de Fort Navajo qui n'est chronologiquement pas encore né.Il est dans l'imaginaire de tout le monde.Mais pas dans le mien. Mon statut de lecteur de Blueberry est très éloigné de la démarche de créateur. J'ai dû relire les albums de La Jeunesse pour savoir ce qui s'était passé avant, afin de mieux raconter ce qui se passe après. J'ai juste regardé la physionomie de Blueberry adulte et je l'ai rajeuni afin qu'il soit dans le temps de l'histoire.Quel a été votre principal souci tout au long de cet album ?De faire vivre Blueberry dans son époque avec une documentation très précise.Vous avez une démarche inverse de celle de beaucoup d'auteurs qui tendent vers une BD plus psychologique.Chaque auteur, chaque héros, chaque histoire font que telle ou telle série est plus psychologique qu'une autre. Cartland fait partie de celles-là. Blueberry me donne le plaisir d'entrer dans l'univers de la grande aventure.Comment réagit Giraud ?C'est à lui qu'il faut poser la question. En tout cas, il connaît mon besoin d'indépendance et n'est pas du tout prêt à intervenir. Ce qui m'intéresse, c'est l'avenir de Blueberry jeune."Je veux des chevauchées, de grands espaces, le souffle de la grande aventure dans un univers historique et me servir du cadre de la réalité pour laisser courir mon imagination. Voilà ce que j'aime raconter !"Vous savez où vous allez ?Non, et c'est le plus passionnant. Alors que Charlier avait conçu La Jeunesse comme une suite d'aventures différentes, il y a de plus en plus de continuité entre les albums, de fausses fin, de rebondissement_ C'est ça qui m'intéresse. Je veux des chevauchées, de grands espaces, le souffle de la grande aventure dans un univers historique et me servir du cadre de la réalité pour laisser courir mon imagination. Voilà ce que j'aime raconter !Il y a un moment où la jonction avec Fort Navajo va se faire ?Une aventure peut se passer en deux ans comme en deux jours… Il y a aussi les flash-backs… Alors, avant d'en arriver là !Vous utilisez dans cet album des personnages créés par Colin Wilson.Oui, Homes et Grayson notamment. Le destin des personnages se construit malgré nous, c'est ça la magie de la BD.Vous avez l'air mûr pour écrire vous-même vos histoires.Je considère la BD comme le cinéma où celui qui tient la caméra n'est pas forcément celui qui écrit les dialogues. Car il n'en a pas toujours la compétence. Souvent les dessinateurs qui se mettent à scénariser aboutissent à une grande différence de qualité et de maturité entre le dessin et le scénario. L'activité de dessinateur réaliste est suffisamment difficile et passionnante pour me satisfaire. Pourtant, à Angoulême, il semblerait, si on en croit les apparences, qu'être seulement dessinateur ne soit pas suffisant pour décrocher le "titre suprême " ! En vingt ans de Grand Prix, excepté Mézières, les auteurs qui ont été récompensés pour l'ensemble de leur oeuvre ont écrit leurs scénarios _ ne serait-ce qu'une fois pour certains. Bravo Jean-Claude ! Et puis auteur de BD est un métier solitaire et j'aime entretenir une relation de complicité avec le scénariste. J'ai besoin d'avoir un écho, un autre regard sur mon travail.Aujourd'hui cet écho s'appelle Corteggiani !Nous sommes amis depuis longtemps et c'est un grand professionnel. Avec François nous faisons un vrai travail d'équipe.Vous semblez prendre du temps à enchaîner les albums. Pensez-vous pouvoir redonner à La Jeunesse un rythme régulier de parution ?Si dessiner une quinzaine d'albums en un peu plus de vingt ans, c'est prendre son temps !_ Il est vrai que, pour des problèmes annexes, la sortie des derniers albums a été plus espacée. En ce qui concerne La Jeunesse, j'ai dessiné La Solution Pinkerton en un an tout juste et le prochain est déjà largement commencé. L'histoire est écrite et se prolongera sur plusieurs livres.Qu'en est-il de Cartland ?J'ai pris la lourde décision d'arrêter cette série. Je l'ai créée, elle représente une grande partie de ma vie. De plus on ne travaille pas durant vingt ans avec un scénariste, en l'occurrence Laurence Harlé, sans tisser des liens. Mais la création passe nécessairement par des remises en question. Je tiens absolument à garder du plaisir à raconter des histoires. Je crains l'ennui et j'aime trop dessiner. Ce travail ne doit être que passion si l'on veut que les lecteurs se passionnent eux aussi.Et Colby ?Disons qu'il est provisoirement en sommeil. Je suis attaché à ce personnage. Colby a un avenir très intéressant et c'est une série dont l'univers est original. Et surtout il y a le grand plaisir de travailler sur les excellents dialogues de Greg.Il y a quelques années, Giraud vous avait proposé de dessiner un scénario de Blueberry.Oui, je crois qu'il s'agissait du fameux Blueberry 1900 que doit dessiner Boucq. C'est une très bonne histoire mais je ne l'ai pas acceptée car je voyais trop le dessin et l'univers de Giraud dans chaque ligne écrite.Vous vous sentez attendu au tournant ?Il est de notre époque de porter un jugement en quelques minutes sur un travail de plusieurs mois. Il en est de même pour toute la création artistique. Il faut se faire une raison. Je trouvais intéressante l'idée de donner ma vision de ce jeune Blueberry de vingt ans. Beaucoup de séries sont actuellement reprises, dont certaines par de très grands dessinateurs. C'est une évolution de notre métier qui peut être très enrichissante si on y amène son propre univers.CF & BPY

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François Corteggiani

Pourquoi avez-vous choisi Michel Blanc-Dumont pour succéder à Colin Wilson ?Depuis longtemps nous parlions d'une éventuelle collaboration. Il est pour moi l'un des plus grands dessinateurs réalistes de notre métier. Lorsqu'il a été évident que Colin Wilson regagnait les antipodes et laissait tomber la série, je me suis tout naturellement tourné vers lui. Mais il a fallu tout de même un an pour le convaincre, le bougre !Cette nouvelle collaboration a changé votre manière de travailler ?Pas dans ma manière propre d'aborder la série ni dans ma façon de raconter. Mais je me sens plus proche de Michel dans la collaboration. Nous sommes vraiment deux au service du même personnage. On forme une équipe, ce qui n'était pas le cas avec Colin.Envisagez-vous de faire de cette série une "vraie" jeunesse, avec une volonté biographique ?A mon sens, La Jeunesse s'est toujours inscrite dans une démarche biographique avec l'intervention dans la série de certains personnages en amont et en aval. Mais il y a parfois tellement de fils qu'il est délicat d'en faire une pelote. Cependant, je ne pense pas non plus qu'il faille tomber dans le piège de trop souvent vouloir rappeler certains événements. Le lecteur finirait par s'y perdre.Envisagez-vous de raconter l'enfance de ce personnage ?J'aimerais partir sur les traces de sa mère telles que les avait imaginées Charlier. Dans la préface de Balade pour un cercueil, il a vraiment balisé la piste. Ce texte est une mine d'idées pour imaginer des aventures à Blueberry. Nous en avons déjà discuté avec Michel et cela doit être intéressant de situer un ou deux épisodes en Louisiane. Mike partant bien malgré lui, d'une certaine façon, à la recherche de son enfance. Pour le côté fort, il ne faut pas oublier que Blueberry, jeune ou pas, est avant tout un héros… Mais, vu son jeune âge, nous avons décidé de le plonger un peu plus dans l'enfer du doute et de l'inexpérience.En reprenant cette série, vous avez eu conscience de l'enjeu : quel était votre état d'esprit ?Je voulais être à la hauteur bien entendu… sans écouter la cacophonie des corbeaux qui piaillent au-dessus de vous en vol serré. Depuis j'ai entendu tellement de conneries que je crois être blindé. Je voudrais simplement qu'on se rende compte que je travaille avec passion et dans le respect d'un homme que j'admire énormément. J'avais la plus grande affection pour lui.Cela n'empêche pas la critique… Comment, vous, jugez-vous votre travail ?Mon travail… comment je le juge ?… C'est peut-être le terme "juger" que je n'aime pas, les censeurs ne font jamais avancer les choses. Pour en revenir à la question, je dirais que je trouve mon travail honnête et bien entendu perfectible_ Ce à quoi je m'emploie à chaque nouvelle planche de scénario, vous pouvez me croire.Cette nouvelle jeunesse pour La Jeunesse augure-t-elle une parution plus régulière ?Je le pense… et Michel aussi. Nous nous entendons très bien et nous sommes partis en accord avec notre éditeur sur un album par an. Cela me semble être un rythme idéal.Vous disiez tout à l'heure que Balade pour un cercueil était une mine d'idées. Envisagez-vous, puisque la piste y est lancée, d'écrire un jour la vieillesse de Blueberry ?Il y a quelques années de ça, quand j'ai terminé le Raid infernal après la tragique absence de Jean-Michel, Jean Giraud m'avait demandé si ça m'intéressait de faire justement la vieillesse de Blueberry. Il le voyait très âgé, bourré d'expérience, vivant à Chicago et conseiller occulte d'Eliot Ness pendant sa lutte contre Al Capone. Je baigne dans cet univers avec la série De silence et de sang et j'avais trouvé l'idée amusante. Mais ce vieux Mike, âgé de 70 ou 80 ans, n'aurait plus tellement été actif. La vieillesse de Blueberry fut donc une vérité le temps d'une conversation. Mais qui sait ? Peut-être qu'un jour, Jean le fera. Pourquoi pas après tout ?CF & BPY