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Roba en pensée

  Dans l’ouvrage hors série Boule & Bill de famille (initialement paru en 1987 sous le titre L’Album de famille), Jean Roba se confiait aux lecteurs. Guy Vidal fut son confident, témoin privilégié “d’un petit morceau de bonheur” comme lui-même aimait le répéter en évoquant l’univers du créateur de Boule & Bill. En voici quelques extraits.   “La main n’est qu’un outil. Elle est utile, mais c’est l’esprit qui compte. Le dessinateur dirige sa main parce qu’il a conscience de son dessin fini. Il sait où il va. Enfin, il devrait savoir où il va… Moi, j’ai tendance à couper les cheveux en quatre. Au grand désespoir de mon éditeur, je fignole des détails minuscules que personne ne verra à l’impression. Je suis un poildecuteur.”   “Mon enfance, c’est la mer du Nord. J’aime bien l’eau. J’aime beaucoup la Provence, mais j’aime moins la Méditerranée. Elle est trop bleue, trop carte postale. Il n’y a pas de marées. J’aime les ciels gris, l’Écosse…”   “Je suis aussi un rêveur. Au lit, je rêve tout le temps. Le matin, je pourrais dessiner ; je rêve en couleurs. Il m’est arrivé de continuer un rêve interrompu. De m’obliger à le continuer… Pas de cauchemars ! C’est un peu la même chose avec Boule & Bill. Je sais bien que leur monde n’est pas vrai. Il n’y a pas de maladies, il n’y a pas de drames dans la maison à part une rougeole de temps en temps… Mais je sais aussi qu’il y a des instants comme ceux que je dessine dans la vie. Entre ces instants, il peut se passer trente-six millions d’autres choses, que je ne dessine pas. Boule & Bill, c’est comme un album de photos de famille : on n’y range que le bonheur.”   “J’aime tous les animaux, et les oiseaux en particulier. Ils représentent la liberté. Mon rêve : être oiseau, savoir voler, jouer de la musique et un peu dessiner, quand même !… Dans ce chapitre, il y a quelques avions. Il n’y a rien de plus beau qu’un avion… Et puis, est-ce que vous vous souvenez de l’acteur américain Dany Kaye dans le film La Vie secrète de Walter Mitty ? C’était l’histoire d’un homme qui vivait une vie ordinaire mais qui rêvait de choses extraordinaires. Je suis comme lui. On me parle affaires et pendant ce temps, je pilote un avion de chasse durant la bataille d’Angleterre…”   “Ce qui me fait rire, c’est le truc qui rate, le machin qui coince, la vanité des choses : les crottes de pigeon sur la statue de Nelson, le banquier qui se ramasse la figure sur une peau de banane – évidemment, ça n’arrive pas très souvent. C’est Bill se prenant pour Napoléon… Quand j’étais jeune, l’opéra était un sommet du gag. Dans Samson et Dalila, le temple s’écroulait avec une tonne de poussière et tout le monde toussait pendant un quart d’heure. Mais eux aussi, ils ont fait des progrès. C’est moins drôle maintenant.”   “J’ai une mémoire photographique. C’est une chimie bizarre. Je vois mon gag fini.”   “Je suis coléreux mais je ne suis pas rancunier. Je ne le suis qu’avec les gens que je n’aime pas. Il y en a, en définitive, très peu.”   “Mon premier album est paru en 1959-1960… Je publiais un gag par semaine dans Spirou et mon éditeur m’a dit : ‘C’est très dur. Au centième, vous arrêterez.’ J’ai dépassé depuis longtemps le millième. Mais à l’époque, on s’entraidait. Avec Franquin, Morris, Peyo, Tillieux, on se livrait à des ‘séances de sueur’ : on passait la nuit chez celui qui était en panne de gag, à chercher des idées. On rigolait bien, on avait 15 ans d’âge mental. Un journaliste a baptisé ça l’École de Charleroi. Nous, on n’aurait pas osé…”   “Je suis né en 1930 et j’ai vécu ma petite enfance dans une commune quasi rurale de la banlieue de Bruxelles. Il y avait des champs, des maraîchers, des gens qui allaient travailler en sabots. Il m’est arrivé de retourner dans les coins de mon enfance. Les palissades et les glissades ont disparu. On devrait élever un monument à l’inventeur des palissades : c’est très agréable à dessiner. Je ne fais plus ce genre de voyage. On ne retrouve rien. Ni la petite école, ni le coin de rue qu’on aimait bien, ni le magasin de bonbons. On ne les retrouve plus que dans les films de Tati… Cela dit, le passé, c’est joli, mais je n’ai qu’à penser une minute au dentiste et je préfère maintenant. On a inventé l’anesthésie, on a fait beaucoup de progrès.”   “Parfois, tu rates ton dessin ! Tu jures. C’est pas ça ! Pas cette expression ! Ma tête ne transmet pas à ma main ce que je veux. Alors je me lève, je marche de long en large. Ceux qui me connaissent savent que je cherche quelque chose…”   “Un (beau) jour, Franquin m’a téléphoné. Il cherchait un assistant. ç’a été le grand choc ! Sapristi, Franquin !… C’est un peu comme si on demandait à un petit chanteur s’il veut passer sur scène avec Yves Montand ou Sinatra…” Je revois Franquin penché sur mes dessins. ‘C’est très bien, Roba, mais si vous permettez…’ et il prenait sa gomme et il effaçait tout. On apprend comme ça.”   “L’observation de mes chiens n’a jamais été autant qu’on a pu le croire la matière première de mes gags. Les chiens font des quantités de sottises, c’est vrai. Ils partent avec le gigot, mais ce n’est pas suffisant pour alimenter une page…”   “J’aime rire et on me dit que mes rires s’entendent de très loin. Je ne déteste pas faire le pitre avec les copains…”   “Est-ce que je passe en dessous des échelles ? Oui. En me disant : ‘Tant pis, je vais risquer.’ Si je me dis ça, c’est que j’y crois quand même un peu…”   “Les chats noirs, les porte-bonheur me laissent indifférent… Ce n’est même pas vrai ! J’adore les chats, tous les chats, même noirs !”

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Un auteur qui a du cœur !

  Le premier tome des Coeurs boudinés a été un révélateur d’une nouvelle bande dessinée au ton différent. Beaucoup de libraires et de journalistes ont relevé l’originalité et l’audace de cette série – qui n’en n’est d’ailleurs pas une au sens exact. De l’humour, de l’intelligence, un brin de cruauté et surtout de tendresse pour les personnages : Jean-Paul Krassinsky fait preuve d’une acuité avec Les Coeurs boudinés dont le deuxième titre sortira à la fin de l’été.... Avez-vous eu des réactions de lectrices depuis la parution du premier volume ? Oui, pas mal, par courrier ou lors des séances de signature. Je dois avouer que j’ai souvent été ému par ces réactions, d’autant plus que pour certaines d’entre elles, elles provenaient de lectrices qui ne lisaient que rarement, voire jamais, de bandes dessinées. C’est plutôt gratifiant ! Votre propos dépasse de loin le simple regard simplifié que portent les hommes sur les femmes. Il y a, sinon une vision de la société, du moins un aperçu des relations hommes/femmes pas toujours à l’avantage de ces messieurs... C’est vrai que les rapports humains me passionnent. Les gens sont incroyables. C’est un spectacle en renouvellement perpétuel, je crois que je ne m’en lasserai jamais. Et si, effectivement, les hommes en prennent pour leur grade dans mes histoires, je me garde de faire une généralisation à leur propos. Il y en a quand même qui s’en tirent pas mal… mais bon, ils sont moins drôles ! Dans cet album le chanteur Ricky est tellement pathétique qu’il finit par en être touchant !... Ricky est dépassé par ce qu’il lui arrive en général et plus particulièrement sur le plan sentimental. Il aimerait sans doute que le monde soit plus simple, à la manière dont il le rêve au travers du prisme de la célébrité. Le fait qu’il soit sous le feu des projecteurs lui donne l’impression qu’il est intouchable. Comme ce n’est pas tout à fait le cas, il morfle pas mal. Vos personnages féminins ne sont ni des top modèles, ni des super-women, elles incarnent des femmes de la vie quotidienne. Pourtant votre personnage Morticia a une vie « schizophrène » : serveuse anonyme le jour, elle devient reine d’un club fréquenté par des Gothiques la nuit... À une époque de ma vie, le hasard a voulu que je traîne dans un bar gothique. J’étais le seul à être habillé d’un pull blanc, mais ça ne m’empêchait pas de discuter avec les habitués, qui étaient plutôt vêtus de noir de la tête jusqu’aux orteils... Parmi eux, il y avait une fille qui se faisait appeler Morticia. Elle avait une panoplie gothique très soignée et semblait tenir un rang élevé dans la hiérarchie inconsciente du petit groupe. Mais le jour, elle s’appelait Soizic et elle était caissière à la FNAC ! Une vraie double identité, un peu comme dans les histoires de superhéros : lorsque Clark Kent devient Superman ! (Rires). C’est cette petite anecdote qui a servi de point de départ à mon histoire. Cependant, dans l’album, j’ai montré une communauté de Vampyres (avec un « y »). Le « Vampyrisme » est une subculture en pleine émergence dans les grandes capitales et dont New York est le berceau . Pour résumer très grossièrement, il s’agit de gens qui adoptent le mode de vie des vampires, leur esthétique, sans nécessairement consommer du sang(1). Cela va donc un peu au-delà du simple mouvement gothique. Je pense que ce type de communautarisme, qui n’est pas lié aux origines ethniques, sociales ou religieuses des individus est symptomatique d’une mutation sociologique profonde : La société dévalorise l’anonymat et la standardisation et comme tout le monde ne peut pas être chanteuse, acteur ou footballeur, il faut trouver des dérivatifs. L’appartenance à un tel mouvement constitue une « customisation » de l’identité, un renforcement narcissique appréciable. C’est aussi un déplacement des codes de séduction conventionnels, ce qui n’est pas inintéressant quand on est petite et un peu grosse ! Ce tome contient trois histoires de jeunes femmes avec l’une d’entre elles, Mimi, qui fait l’objet d’un récit plus long. Pourquoi ? Pour ne pas trahir la psychologie de l’héroïne, Mimi. Au début de l’histoire, elle sort d’une rupture amoureuse. Elle essaie de se remettre en selle en cherchant le prince charmant parmi les candidats locaux, entre le village de Moizillac et le hameau de Pontcharmin. Évidemment, ça se passe mal, et au premier abord, on pourrait croire qu’elle cherche à se venger de la gente masculine, mais il n’en est rien : c’est simplement son niveau d’exigence qui a augmenté… C’est un ressort de comédie assez complexe, j’ai donc du prendre plus de place que précédemment pour saisir les nuances de la situation, ne pas caricaturer. Ajoutez à ça quelques personnages secondaires qui m’ont amusé pendant l’écriture et dont il a fallu gérer les débordements , et vous avez 30 pages de faites ! Mais je considère de toute façon Les Cœurs boudinés comme une suite thématique plutôt que comme une série traditionnelle. J’aime l’idée qu’au sein d’une série, on puisse renouveler le menu à l’infini. D’ailleurs, j’ai un scoop : le troisième volume sera une histoire longue ! Seriez-vous du genre à observer vos concitoyens dans la vie de tous les jours et à consigner leurs petits travers ? !... On a les loisirs qu’on peut ! (rires) Selon vous l’humour permet-il de tout faire passer ? Bien sûr, c’est pour ça que je suis toujours très méfiant envers les gens qui essaient de me faire rire ! (rires) François Le Bescond

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Double Gauche

  Bienvenue à Sinistropolis. Ses palais et ses bas-fonds, sa jet set et ses corrompus, ses pin-ups et ses freaks, son cirque et sa plus grande attraction : Justin, dit Double Gauche. Un jeune homme aux pouvoirs incroyables dont la sombre destinée, jadis fils de milliardaire puis bête de foire, nous est ici révélée. Un tryptique intrigant concocté par Eric Corbeyran, l’un des meilleurs scénaristes du moment. Une fable humaine sublimée par un Gil Formosa en pleine forme qui, après une carrière remarquée dans l’animation et l’illustration, signe avec cette série son retour chez Dargaud.  Comment ressentez-vous tout d’abord ce retour chez Dargaud ?   Comme un retour aux sources ! Je n’ai pas oublié qu’à l’âge de 18 ans, René Goscinny m’avait engagé au studio artistique Dargaud, en tant qu'assistant de Morris. Il y a 5 ans, juste avant de revenir à la bande dessinée, j’avais repris contact avec notre regretté Guy Vidal. J’avais été particulièrement touché par son accueil chaleureux, et celui de tous les «anciens » connus à l’époque de Pilote. J’étais heureux de les retrouver comme j’apprécie aujourd’hui de découvrir les «nouveaux» de l’équipe. Tout se passe donc très bien avec cette équipe qui s’est beaucoup investie dans notre projet. Vous revenez avec un album très différent, sur le fond comme dans la forme, de ce que vous avez pu faire jusqu’à présent. Comment s’est passé la rencontre avec Corbeyran ? Quand je travaillais sur la série Robur, j’utilisais beaucoup la 3D. Après cette aventure, je voulais faire autre chose et j’étais à la recherche d’un scénario, ou plus exactement d’une rencontre avec un scénariste dont j’appréciais déjà le travail. Je ne connaissais pas Corbeyran, mais j’étais admiratif de son style «caméléon». Je l’ai alors contacté et le courant est très vite passé. À tel point que nous avons envisagé de travailler ensemble. J’avais déjà à l’époque fait de nouvelles recherches graphiques. Je les ai montrés à Eric qui m’a alors rapidement proposé un synopsis, celui de Double Gauche, qu’il conservait dans ses tiroirs. Votre style est en effet nouveau. On n’est plus dans l’hyperréalisme ou dans le cartoon, deux styles auquel vous nous avez habitué. C’est juste ! Robur était déjà complètement différent de Cargal. J’avais alors mixé tout ce que j’avais découvert dans l’animation, le cinéma, l’illustration pour essayer de faire quelque chose d’assez innovant graphiquement. De plus, le scénario, d’inspiration Steampunk s’y prêtait parfaitement; c’était du «grand guignol», plein d’effets spéciaux avec essentiellement de l’action. Double Gauche, au contraire, est une histoire humaine, avant tout, même si l’action est omniprésente. Une telle histoire avait besoin d’un dessin qui va l’essentiel. Il fallait retrouver une certaine sobriété graphique. Sur ce projet, mon dessin n’est pas vraiment réaliste. Il est un peu plus caricatural pour faire passer plus facilement l’émotivité et l’expression des personnages, peut-être même plus impressionniste (non par la couleur, mais par le traitement des aplats noirs). Un dessin purement réaliste aurait enlevé une part de rêve. Exagérer un peu les émotions dans le dessin, c’est comme ajouter de la musique. On sent aussi l’influence des comics. C’est normal, j’ai grandi avec ! J’ai été particulièrement marqué par John Buscema que j’avais rencontré à New York à l’occasion de la sortie de mon premier album Cargal. Ce fut pour moi un grand moment. Imaginez, le débutant devant son Maître ! Il y a aussi Joe Kubert. Ce sont les deux artistes américains qui m’ont le plus influencé, sans oublier Jack Kirby. Et puis la narration de certains comics m’a toujours émerveillé, lorsqu’elle donne la part belle aux rapports humains. Et Neal Adams ? Quel talent ! Mais il y avait plus de «froideur» dans son dessin, sans doute parce qu’il était plus réaliste. Tandis que Joe Kubert était beaucoup plus romantique et Buscema plus onirique. Big John pouvait dessiner n’importe quoi, sous n’importe quel angle, c’était hallucinant. J’ai la chance d’avoir quelques originaux que je ne me lasse pas d’admirer. Parlez-nous un peu de l’histoire de Double Gauche.   Le thème récurrent de cette série n’est pas, comme on pourrait le croire dans un premier temps, la vengeance. Certes, le héros va régler ses comptes avec beaucoup de monde, surtout par rébellion, parce que la société a voulu utiliser ses pouvoirs, au mépris de sa sensibilité. Nous touchons avant tout, le thème de la différence et des doutes qui nous plongent tous, à un moment ou à un autre, dans l’incertitude. L’idée, pour nous, est de montrer que l’on est responsable de ses choix, et, que les choix que nous faisons orientent irrévocablement notre vie. Il n’y a pas de fatalité. Est-ce que ça été facile de dessiner deux mains gauches ?   Ooohh non ! C’est une bonne question. Quand j’ai lu le synopsis, j’ai trouvé cette «anomalie» franchement originale. Mais quand je me suis mis à dessiner, j’ai vite compris dans quelle galère je m’étais embarqué. Pour être honnête, au début, j’avais vraiment du mal et j’étais obligé de faire un «champ opératoire» pour ne pas voir le personnage en entier. Ça n’allait pas ; deux mains gauches, c’était contre-nature. On passe tellement d’année à apprendre à dessiner correctement et là, je devais faire l’inverse. C’est donc venu tout doucement. Au début, il m’arrivait même de dessiner deux mains droites ! Pour cette série, vous avez créé un univers très étrange, intemporel. On n’est plus dans le Steampunk, mais on n’est pas non plus dans un décor réaliste.   Je n’avais pas envie de trop situer temporellement cette histoire afin que chaque lecteur puisse imaginer ce qu’il veut. Sinistropolis est une cité imaginaire dans laquelle des points de références permettent à chacun de retrouver ce qu’il connaît déjà. Ce qui m’intéresse dans la bande dessinée, ce n’est pas tellement ce que je dessine, mais ce que le lecteur va imaginer entre les deux cases. C’est comme cela que je rêvais lorsque j’étais adolescent : je voyais des images qui automatiquement me faisaient imaginer d’autres images. Là, réside à mon avis, toute la puissance de la narration. Plus le lecteur « contribue» à la création, plus il aura de plaisir. Pour l’occasion, vous avez aussi inventé une impressionnante galerie de monstres et de freaks en tout genre. C’est très curieux, car c’est venu tout naturellement. Peut-être parce qu’il est toujours plus facile de créer un méchant qu’un gentil. Sûrement parce qu’on projette plus de choses, que la caricature est plus poussée, et qu’il est agréable de se défouler. Les acteurs eux aussi expliquent souvent qu’il est plus jouissif de jouer un méchant qu’un héros. Mais, nos «monstres» ne sont monstres que par leur apparence, ils restent la plupart du temps des victimes dans notre histoire.  Comment avez-vous travaillé avec Corbeyran ? Il m’a envoyé son synopsis et j’ai tout de suite accroché, lui faisant part de quelques idées et réflexions qu’il a généralement intégrées. Il m’a ensuite fait parvenir un séquencier sur lequel j’ai aussitôt rebondi. En fait, ça été un ping-pong perpétuel. Travailler de cette façon est très agréable et c’est exactement ce que je recherchais. J’ai du mal à dessiner si je ne m’investis pas également de cette manière dans le projet, si je ne soumets pas d’idées, et si je ne participe pas à l’histoire. Eric m’a ensuite envoyé le scénario définitif avec les dialogues et, à partir de celui-ci, j’ai construit un story-board avec toutes les bulles placées. Il s’est alors rendu compte de tout ce qui fonctionnait bien et de ce qu’il fallait revoir. Il a corrigé quelques dialogues, j’ai revu des images par ci-par là pour améliorer la narration. C’est un réel travail de confiance. À ce stade de ma carrière, c’est uniquement comme cela que je souhaite travailler. Double Gauche est une histoire de confiance et d’amitié. Si j’ai renoncé à pas mal de scenarii, ce n’est pas simplement qu’ils ne me convenaient pas c’est aussi que je sentais que ma collaboration avec leur auteur ne fonctionnerait pas pleinement. Question de tempérament. Plus qu’un scénario, je cherchais quelqu’un avec qui partager une réelle complicité créative.  R. Lachat

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Les mots d'Hubert

  Scénariste du récent et délicieux Miss pas touche (dessin de Kerascoët) et coloriste, Hubert signera en septembre un one-shot dans la collection « Poisson Pilote » intitulé La Sirène des pompiers. Un album d’une grande sensibilité qui met en scène un peintre raté qui retrouve l’inspiration au contact d’une sirène… L’occasion aussi de découvrir le talent de Fred Zanzim, le dessinateur, considéré par Frank Mignola comme l’un des meilleurs dessinateurs ! En attendant nous avons proposé à Hubert une liste de mots… Zanzim  Fred Zanzim est le premier dessinateur avec lequel j’ai collaboré et signé, même si Le Legs de l’alchimiste (avec Tanquerelle chez Glénat) est sorti avant Les Yeux verts (Carabas). On a fait les beaux-arts d’Angers ensemble, mais on ne s’y est jamais rencontré (il était en communication alors que j’étais en art). Puis on s’est vaguement croisé à des fêtes. C’est finalement des amis communs qui nous ont mis en contact, en 1999. J’écrivais des scénarios et je ne trouvais pas de dessinateur, lui était illustrateur dans la com et voulait faire de la bande dessinée. On s’est vu, je lui est raconté l’histoire qui allait devenir Les Yeux Verts, ça lui a plu, et voilà. Depuis, on est devenus amis, même si on ne se voit pas assez car il habite avec sa petite famille aux environs de Rennes et moi à Paris. Zanzim pratique l’art du décalage au plus haut niveau. D’une scène assez banale il fait quelque chose d’étrange, il rend les choses poreuses, flottantes. Il y a un côté Chirico dans son dessin et sa façon d’aborder la narration, une fausse naïveté très savante. Au fil des albums, on a créé un petit univers à nous, teinté d’absurde, et qui est à la rencontre entre mon univers qui est assez noir, avec de forts relents « gothiques » et le sien qui est beaucoup plus acidulé, plus « pop ». On travaille en totale confiance ensemble, je sais que même s’il tire les histoires que j’écris pour lui dans des directions qui sont totalement inattendues pour moi, le résultat sera supérieur à ce que j’avais imaginé, plus étrange plus poétique. À chaque fois, je lui prépare des tonnes de documentations historiques sur les bâtiments, les costumes, il les regarde et s’empresse de les oublier pour mieux réinventer les choses, les recréer à sa façon. Le seul reproche que j’ai à lui faire, c’est sa lenteur (c’est un perfectionniste) alors que j’ai une multitude de projets que j’ai envie de faire avec lui ! Mais le résultat en vaut la peine. Mike Mignola Une très belle non-rencontre. C’est un auteur dont j’aime énormément le travail. Je suis amoureux de son dessin. La grande classe ! C’était sans doute mon influence principale quand j’écrivais le premier Legs de l’alchimiste. Quand on présentait le dossier de La Sirène, j’ai eu Thomas, son éditeur chez Delcourt, au bout du fil. Il m’a dit que ça tombait bien que je l’appelle, parce qu’il avait une dédicace à nous demander, à Zanzim et moi, sur Les Yeux verts. Pour Mike Mignola. J’ai failli tomber de ma chaise ! Jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse avoir entendu parler notre série déjà fort peu connue en France, et encore moins s’y intéresser. Donc nous lui avons envoyé deux albums dédicacés, et plus de nouvelles. Arrive Angoulême dernier où nous n’étions pas parce que nous n’avions pas d’actualité. Marie Kerascoët m’appelle le samedi pour me dire de sauter dans le premier train : Mike Mignola, dans une interview pour 20 minutes avait déclaré qu’il souhaitait nous rencontrer lors du festival et que Les Yeux verts était sa série préférée du moment. Re-« tombage de chaise ». Mais c’était un peu tard pour débarquer, le festival touchait à sa fin, donc nous ne l’avons pas rencontré. Mais nous avons depuis échangé des mails en se promettant de se voir s’il revient en France. Avec Zanzim, on n’était pas peu fiers, et même si Les Yeux Verts est passé quasi inaperçu hormis d’une poignée de lecteurs fidèles, ça nous motive pour la suite : on fera le tome 3, même si Mignola est (presque) notre unique lecteur ! Tueur des guinguettes Avec Miss Pas Touche, c’est la première fois que j’écris un polar, et c’est loin d’être un exercice facile : c’est un véritable casse-tête chinois, surtout en bande dessinée où l’on ne peut se répandre comme dans un roman. Si bien que chaque case, chaque phrase compte. C’est à s’arracher les cheveux ! Mais c’était une volonté avec Marie et Sébastien de s’attaquer vraiment au genre polar, et de ne pas contourner la difficulté. On verra à la fin si on a gagné notre pari. C’est malgré tout un polar un peu tordu, un peu mutant parce que si les Kerascoët sont de vrais lecteurs de polar, mes goûts me portent plus vers Perutz, Borges ou Gombrowicz (Chaos était un des livres que j’avais à l’esprit en écrivant, étrange histoire de personnages qui commencent à voir des indices partout, même si au final Miss Pas touche n’a rien à voir ! ). Même si l’énigme policière est importante, le tueur n’est que le fil rouge qui permet de déplacer le personnage d’un milieu à un autre, de le faire évoluer au gré de l’enquête : la logique du polar est un biais formidable pour faire découvrir un milieu comme celui des grands bordels parisiens des années 30, qui est un univers à multiples facettes, celle du clinquant, du glamour, comme celle, sordide, de la condition des filles qui y travaillaient et qui, même si elles étaient protégées par rapport à celles qui étaient sur le trottoir ou dans les claques infâmes, finissaient l’âge venant de façon sordide. Il était nécessaire de raconter le récit depuis un point de vue féminin pour éviter toute complaisance, tout le côté « sympa » qu’on a souvent dans les évocations de ce milieu, qui se mettent du point de vue du client. C’est d’ailleurs très difficile de trouver des témoignages féminins sur le sujet, les confidences des filles ont rarement été recueillies, contrairement à celles des hommes qui les fréquentaient, et dont on a pléthore. Ça a d’ailleurs été ma grande surprise quand j’ai commencé à faire des recherches sur le sujet : j’arrivais avec tous les clichés qui ont été véhiculés par le cinéma : la gouaille, le côté famille, etc., pour finalement découvrir un univers terriblement dur et violent, très codifié, aux règles quasi byzantines, très violent vis-à-vis des femmes qui étaient traitées comme des marchandises jetables, et qui n’avaient très peu de possibilités d’en sortir une fois qu’elles y avaient mis les pieds, stigmatisées, coupées du monde non seulement par la réprobation sociale, mais aussi par la loi qui faisaient d’elles des sous-individus, des parias. Le sujet est d’autant plus intéressant en ce moment où on entend certaines voix s’élever pour la réouverture des maisons closes. Sirène C’est un projet qui a mûri pendant très longtemps. Il y a environ six ans entre la première version qui faisait six planches, et l’actuelle de soixante-deux. Il y a dedans énormément d’éléments autobiographiques qui ont nourri le récit, aussi bien sentimentaux qu’en rapport avec l’art. J’avais une trame générale à l’esprit, et j’ai commencé à l’écrire au début d’une histoire d’amour, ce qui correspond au début du récit, et j’ai terminé au moment où elle se finissait, comme à la fin de l’histoire. Si bien que j’étais exactement dans les sentiments que je décrivais, l’engouement, la naïveté, le côté fleur bleue, et puis les désillusions. C’est une sorte d’autobiographie cryptée, fantasmatique, même si tous les éléments ont été triturés, déformés, attribués à l’un ou l’autre personnage... Mais je pense que c’est le cas de beaucoup de fictions. S’il y a un côté fantastique dans le postulat de base (une sirène qui monte à la capitale et devient modèle d’un peintre pompier), ce qui m’intéressait, c’est que ça passe très vite au second plan pour que ça devienne un portrait de femme, qu’on suive son itinéraire, son mûrissement, qu’on la voit grandir et s’affirmer. Qu’elle ait une queue de poisson est finalement très secondaire, ce qui est important, c’est le statut à part que cela induit dans ses relations, cette différence qu’elle choisit de montrer ou de cacher selon les circonstances. Mais je tenais à ce que tout cela garde un côté très vaudeville qui correspond bien à l’esprit de l’époque. Atelier du Coin C’est le lieu où je travaille, (du moins pour la couleur, car le scénario, c’est à la maison) et un peu plus que ça, c’est un groupe de copains, un lieu où nous faisons de grandes fêtes où on invite une centaine de personnes et ça danse jusqu’à l’aube ! C’est aussi un lieu de rencontre, sans l’Atelier je n’aurai jamais rencontré Marie et Sébastien, David B., Benjamin Bachelier... Quand j’ai commencé, à Nantes, je travaillais seul, mais quand je suis arrivé à Paris, c’est rapidement devenu insupportable, j’avais l’impression d’être un ermite. On a fondé l’Atelier il y a trois ans à l’initiative de Gwen de Bonneval  et de Matthieu Bonhomme. Il y a aussi Stéphane Oiry, Nicolas Hubesch, Charlie Jouvet, qui est graphiste et photographe, et depuis peu, Marie Caillou, qui fait de l’illustration et du dessin animé et a remplacé Dorothée de Monfreid. On est heureusement pas tous dans la bande dessinée, ça permet de garder une certaine ouverture. À la fondation de l’Atelier, certains membres qui avaient déjà eu des expérience dans la presse jeunesse ont lancé l’idée d’un magazine de bande dessinée destiné au jeune public, qui est devenu Capsule cosmique, chez Milan. Ils ont vraiment réussi à faire quelque chose de bien, plein d’idées et de talents, effervescent, qui tranche dans le paysage actuel de la presse pour la jeunesse. Je trouve ça d’autant plus rageant de voir ce magazine qui était en plein essor s’arrêter aujourd’hui parce que la nouvelle direction de Milan ne comprend rien à la bande dessinée (c’est en tout cas mon opinion). C’est vraiment du gâchis ! Gustave Gélinet C’est l’autre aspect de La Sirène des pompiers, qui se situe dans le domaine de la peinture officielle de la fin du XIXesiècle. La sirène est le modèle de Gustave Gélinet, peintre médiocre et sans imagination qui connaît la gloire grâce à elle et à son charme. Gustave est baigné dans l’illusion de sa propre grandeur, la gloire l’a totalement enivré. Il est facile de perdre ses repères et de se croire plus grand qu’on est, même une micro-notoriété peut suffire, être la star de son quartier, de son village. Gustave, c’est tout ce que j’espère ne jamais devenir, même si on a (presque) tous un côté comme ça, moi le premier ! Puissent mes amis m’abattre avant ! J’avais envie de traiter de l’art officiel : on parle souvent des héroïques pionniers, des visionnaires et révolutionnaires, impressionnistes, Nabis, cubistes, fauvistes et autres surréalistes, mais l’autre versant, qui est finalement celui de l’art majoritaire, est beaucoup moins évoqué. C’est aussi lié à mes études aux beaux-arts, où j’ai fini par penser qu’une grande part de l’art contemporain, avec son langage, ses codes, son côté terriblement autoréférenciel était un nouvel académisme, une forme d’art de plus en plus purement formaliste et coupée de la vie, de ses racines : on voit des œuvres qui font références à d’autres œuvres qui quelques fois n’ont pas dix ans, si bien que si on n’a pas suivi de façon pointue l’évolution ça paraît totalement hermétique, ça devient un jeu pour une poignée d’initiés pour lesquels c’est forcément très autovalorisant. Je pense, par exemple, au travail d’un Bertrand Lavier, que depuis mes études j’ai toujours trouvé ennuyeux à mourir, jusqu’à ce que je l’entende expliquer sa démarche à la radio. Et en fait son travail est brillant, très drôle, très ironique. Mais s’il faut un code d’accès, une grille de lecture et que l’œuvre ne se suffit pas à elle-même et nécessite un sous-titre, je trouve cela regrettable. Après, il y a heureusement toujours des artistes qui parviennent à créer des oeuvres puissantes, qui communiquent une émotion puissante au-delà de toute référence, de toute connaissance préalable requise, comme Bill Viola ou James Turrel. Mais je crois que ce qui est terrible, c’est qu’on peut être un pompier sans le savoir, en étant parfaitement honnête et sincère. Zanzim a peint beaucoup de toiles de Gélinet pour le projet, et notre éditeur nous a proposé de les regrouper à la fin dans un cahier graphique, qui sera un mini-catalogue de l’œuvre de Gustave Gélinet. Ça a été très drôle à faire, j’ai écrit des faux articles de critiques...Au final, ça donne un sentiment de réalité assez amusant, comme si Gustave avait réellement existé. Kerascoët Ça a commencé par un hasard improbable : je les ai rencontrés par Guy et Priska, de Costume 3 pièces, leurs agents pour l’illustration et amis, il y a trois ans environ. On s’était retrouvés à manger ensemble à cause de connaissances communes, j’étais assis à table à côté de Guy, qui me demande ce que je fais, je lui parle du Legs, persuadé qu’il n’en avait jamais entendu parler, et là, il me dit que si : il a fait ses études en même temps qu’Hervé Tanquerelle, à Lyon ! Il m’a proposé de passer à leur agence pour me montrer le travail d’illustrateurs qui souhaitaient faire de la bande dessinée. C’est comme ça que je me suis retrouvé avec un carnet de dessin de Marie entre les mains, et j’ai tout de suite voulu les rencontrer. J’avais un scénario déjà écrit, Guy et Priska l’on remis à Marie et Sébastien, on s’est vus, on a sympathisé et on a commencé à travailler sur le projet en question dans la foulée, qui a été présenté aux maisons d’éditions... et qui a fait un flop. L’histoire était trop compliquée, la narration pas en place... Mais, comme nous étions devenus amis et que nous avions toujours envie de travailler ensemble, nous nous sommes mis autour d’une table et nous avons commencé à discuter de nos envies respectives, ce que nous aurions dû faire dès le début ! Marie avait envie de dessiner des filles dans des lits, Sébastien voulait faire un polar, ce à quoi j’avais toujours eu envie de me frotter. J’avais dans mes carnets un embryon d’histoire avec deux personnages qui sont devenus Miss Pas Touche et Miss Jo, même s’ils ont bien changés entre-temps, qui se passait dans le milieu de la nuit et de la prostitution, mais sous le Second Empire,  Marie et Sébastien venaient d’aller voir une exposition sur les maisons closes au musée de l’Érotisme. Comme ils ne voulaient pas que ça se passe au XIXe siècle, nous avons choisi les années 30, qui est une époque visuellement assez intemporelle et qui correspond à la deuxième apogée des grands claques parisiens, celle du One two two, du Sphinx. Voila comment est né Miss Pas Touche. Entre-temps, pendant que nous mûrissions le projet, ils ont été travailler sur le dessin animée Petit Vampire, puis Joann Sfar leur à proposé de reprendre Donjon Crépuscule, si bien qu’ils ont entamé La Vierge du bordel avec une maturité graphique et narrative qu’ils n’avaient pas sur notre premier projet. Quand on travaille ensemble, c’est très ludique, on commence à lancer des idées dans tous les sens « et si il se passait ça.. », on rebondit, ça tourne souvent au gore farfelu. Ils s’investissent énormément dans le processus d’écriture, quand j’ai un problème dans l’histoire, j’arrive avec mes idées de solutions, on en discute, on retourne le problème en tous sens... On a ensemble une façon de travailler qui n’est pas cloisonnée, où il n’y a pas le scénariste qui fait son travail de son côté et les dessinateurs du leur. C’est aussi leur façon de travailler ensemble. Ils sont très complémentaires : Tels que je les perçois, Marie est une intuitive alors que Sébastien est quelqu’un de très analytique, qui dissèque les choses et les intellectualise.  C’est l’équipe parfaite. C’est très étrange de les voir travailler, parce que les choses passent de l’un à l’autre sans discontinu, l’un revient sur ce qu’à fait l’autre et inversement, et au final il est impossible de savoir qui a fait quoi, même si à la base, Marie s’occupe plus de la création des personnages et que la mise en espace est plus du ressort de Sébastien, mais après très rapidement, tout se mélange. Saint-Renan Petite ville du nord Finistère, à proximité de Brest, réputée pour son célèbre Kig-a-farz, plat étonnant et roboratif... C’est là d’où je viens, il y aurait beaucoup à en dire... Pour faire simple, je dissocierai deux aspects principaux : d’un côté la Bretagne, qui est une région à laquelle je reste attaché même si je n’y vis plus depuis quinze ans, même si je ne me considère pas comme ayant une identité bretonne à proprement parler. Ma mère, dont la langue maternelle était le Breton, a fait le choix de nous élever purement dans la langue française pour avoir souffert dans sa jeunesse des brimades exercées, notamment à l’école, à l’encontre de ceux qui parlaient breton. Si bien que c’est plutôt une identité par le manque que j’ai cherché à combler à un moment donné en faisant des recherches sur l’histoire de la Bretagne, après m’être rendu compte que l’histoire enseignée sur la période du Duché de Bretagne était pour le moins orientée, déformée comme la célèbre image d’Anne de Bretagne, la Duchesse en sabot, la pauvresse qui aurait du être bien contente d’épouser le « magnificent » roi de France ! La bonne blague ! Tout cela peut paraître futile et assez incompréhensible de l’extérieur, mais être baigné sans cesse dans une image négative de ses origines, de son histoire, n’est pas anodin. La manipulation historique a toujours été un outil pour les gouvernements, (comme on le voit en ce moment avec l’affaire hallucinante du « rôle positif du colonialisme »). Mais j’ai maintenant un rapport plus distancié à tout ça. L’autre côté, Saint-Renan même, petite ville pour laquelle j’ai des sentiments pour le moins... mitigés. J’ai commencé à la détester à partir de mon adolescence, c’est exactement le genre de petite bourgade étouffante où tout le monde se connaît, avec ses cancans, ses ragots, son hypocrisie, son conservatisme... Et en plus, ce n’est même pas au bord de la mer ! Il y a une chanson de Lou Reed, Small town, qui dit que ce qui est bien quand on est né dans une petite ville, c’est qu’on fera tout pour en partir. Donc, à 18 ans, j’ai profité de mes études pour décamper, et j’ai trouvé refuges dans les villes. J’y retourne parce que mes parents y vivent, mais pour rien au monde je ne reviendrais y vivre. Je n’ai absolument pas la nostalgie de la campagne, je suis un amoureux de villes. Mais parfois la mer me manque. Couleur J’ai commencé la couleur à peu près en même temps que l’écriture de scénarios, vers 1998. Venant des beaux-arts, option art en plus, (la formation la plus pointue pour devenir chômeur) quand j’ai décidé d’essayer de gagner ma vie, j’ai fait une formation de PAO pour devenir graphiste et j’ai travaillé un peu dans la communication et l’imprimerie, genre intérim. Ce n’était pas vraiment le bonheur. C’est Yoann qui m’a conseillé d’essayer de me mettre à la couleur numérique, qui commençait à se répandre. On sortait tout juste des temps préhistorique où seuls une poignée de pionniers (notamment Lewis) tentaient de convaincre que l’on pouvait faire de la couleur par ordinateur, ça devenait (plus ou moins) un métier, Walter avait sorti ses premiers livres. On se posait des tas de questions sur la façon de faire, de préparer des fichiers pour l’impression, on faisait des tests, on plantait des bouquins... Maintenant les choses sont beaucoup plus cadrées. Toujours est-il que j’ai donc commencé, au début chez Delcourt sur des séries « grand public ». J’ai beaucoup appris au contact des dessinateurs avec lesquels j’ai travaillé, j’ai eu de belles collaborations, même si ce n’était pas forcément le type d’albums que je lisais et que je voulais écrire. Quand on débute, on a pas le choix de ses projets, mais je crois que j’ai eu de la chance. J’avais fait le choix de faire de la couleur pour gagner ma vie et d’écrire à côté mes histoires avec lesquelles je ne gagnais presque rien. Et petit à petit, j’ai rapproché les deux, d’abord avec Yoann (sur La Voleuse du Père Fauteuil), Gwen de Bonneval (Basile Bonjour) Hervé Tanquerelle (mais bon, j’étais le scénariste, alors il n’avait pas trop le choix !), puis Jason, Paul Gilon, et aujourd’hui David B, Tronchet, les Kerscoët, Zanzim... C’est très excitant d’être sur des projets avec lesquels on se sent en complète adéquations, de rentrer à l’intérieur du processus narratif d’un grand auteur. Personne ne connaît mieux le dessin d’un auteur que son coloriste, on finit par être presque dans sa tête. Poisson Pilote Je suis très heureux de rejoindre le label, qui compte beaucoup d’auteurs et d’albums que j’aime et admire. David B, Trondheim, Christophe Blain, Joann Sfar... C’est une école graphique et narrative dont je me sens proche, même si je ne sais pas si la réciproques est vraie ! Notre premier album avec Fred, Les Yeux verts, n’était pas passé loin de la porte, j’avais eu une longue conversation avec Guy Vidal qui disait qu’il l’aurait signé si ça n’avait tenu qu’à lui. Bien que le projet n’ai pas été retenu, il n’avait que de gentilles choses à dire. Mon plus beau refus ! Son avis nous avait encouragé à poursuivre, et finalement la série est sortie chez Carabas. Et voilà, nous revenons six ans plus tard. François Le Bescond

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Florence Magnin abat ses cartes !

  L’avant-dernier tome de L’Héritage d’Émilie s’appelle Le Rêveur. Un nom qui va comme un gant à ce mélange de fantastique pur jus, d’imaginaire débridé et de grande aventure. Petit entretien avec Florence Magnin, créatrice singulière d’univers extraordinaires… Avec ce nouveau tome, on explore un peu plus l’autre réalité du petit monde d’Émilie avec une présence de plus en plus importante de la science-fiction (univers parallèles, paradoxes spatiaux temporels, etc.). Un nouveau monde pour vous, Florence Magnin, ou une simple résurgence de votre passé d’illustratrice ? Je ne pense pas qu’on puisse vraiment parler de SF au sujet d’Émilie…Ni vaisseau spatial, ni armes futuristes! Ce ne sont que certains aspects de l’histoire qui méritent cette qualification. Les thèmes classiques de SF ou de fantastique ne sont pas si nombreux. Seule la manière de raconter les personnalise. En ce qui concerne Émilie, je n’ai fait qu’explorer ceux qui me sont proches. Un space opera aurait été plus difficile à peindre et mon passé d’illustratrice ne m’y aurait pas aidé…J’étais plutôt cataloguée heroïc fantasy ou médiéval fantastique. Justement, L’Héritage d’Émilie n’était-il pas l’occasion pour vous, tout en restant en terrain connu, d’aborder d’autres genres ? Ce n’était pas une décision préalable... Mais en même temps que l’apparition de nouveaux personnages entraînait le récit vers un style plus SF, l’arrivée d’Émilie au domaine ouvrait un réseau de passages que le synopsis ne prévoyait pas si nombreux! À présent que l’aventure touche à sa fin, j’ai l’impression d’avoir suivi mon héroïne plutôt que l’inverse! Peut-être d’autres histoires me donneront-elles l’occasion d’explorer ces nouveaux univers graphiques. Quand vous avez créé cette série, quelles étaient vos références ? Des centaines ! Depuis l’enfance nous entassons pêle-mêle tout ce qui passe à notre portée : contes, films, illustrations, souvenirs personnels... Mais il y a rarement, en ce qui me concerne, de références précises. C’est de ce mélange qu’émerge peu à peu un récit auquel la personnalité de son auteur va donner son originalité. Comme un enfant ressemble à ses ascendants et forme sa propre identité, une histoire nous en rappelle d’autres et devient malgré tout unique. Votre dessin a encore évolué, l’illustration a définitivement cédé le pas à la bande dessinée. L’encrage lui-même est plus précis, vous avez changé de technique pour cet album ? Ce quatrième tome est un « mixte » entre technique classique et couleur directe. Les planches ont d’abord été encrées puis mises en couleur sur « gris ». Le résultat final est à peine différent des albums précédents, mais cette nouvelle expérience m’a permis de travailler plus rapidement, sur un papier neuf avec des contrastes plus marqués et des couleurs plus lumineuses. Vous aviez choisi les années 20 comme base de départ pour L’Héritage d’Émilie parce que vous disiez que c’était le maximum de modernité que vous vous sentiez capable de mettre en image. Cette évolution de votre dessin ne vous donne pas envie de raconter des histoires qui se dérouleraient à l’époque actuelle ? Mon blocage par rapport à l’époque actuelle n’est (pas ?) que graphique ! J’ai certains projets dont plusieurs pourraient se dérouler dans un contexte actuel. Malheureusement, l’évolution du trait ne suffirait pas à résoudre le problème. Restent deux solutions : tourner la difficulté en décalant ces récits vers le steam-punk… ou les confier à d’autres ! L’histoire se complexifie au fur et à mesure des tomes. Non seulement on découvre de nouveaux univers, mais on suit en parallèle au moins trois quêtes différentes dans cet album.  Le travail sur le scénario a-t-il été plus important sur ce tome ? Non. L’histoire se déroule d’elle-même. Mes seules difficultés tiennent au nombre réduit de pages dont je dispose. Mis à part Émilie, tous les personnages sont ambigus, tour à tour sympathiques ou effrayants. Vous n’aimez pas les personnages trop manichéens manifestement ? Tout le monde possède plusieurs visages. Un personnage résolument bon ou mauvais est pour moi une absurdité à la fois inconcevable et difficile à manipuler. Tandis qu’un serial killer sympathique apporte à coup sûr surprises et rebondissements ! Vous prenez de plus en plus de plaisir à raconter, non ? Il me semble de plus en plus que le nouveau monde dont nous parlions au début se situe par là ! Et qu’il est même possible que le scénario prenne un jour le pas sur la réalisation graphique.  La saga était prévue en deux tomes, puis trois, puis cinq. Suite et fin au prochain tome ?Promis…Fin au tome cinq…Mais j’aurais pu en faire six sans tirer sur la corde ! Et l’après Émilie ? Vous avez déjà des pistes ? J’ai un cahier sur lequel je note les projets qui serviront peut-être un jour…Il faudrait plus de vingt ans pour en faire la moitié…Un sérieux tri s’impose… Nicolas Thibaudin

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Tony Corso

  Ne cherchez pas de linéarité dans le parcours d’Olivier Berlion. Loin de s’endormir sur ses lauriers, du Cadet des Soupetard à Histoires d’en ville en passant par Lie-de-vin ou Sales Mioches, l’auteur s’est construit, album après album. Sa détermination et ses convictions dissimulent à peine un auteur par ailleurs ultrasensible, capable de douter mais toujours avec cette énergie que l’on devine précieuse. Gros plan… Vous avez toujours été attiré par le polar, mais Tony c’est plus que cela, avec une vision du monde sans complaisance… Presque une dénonciation de certaines dérives, non ? Je ne dénonce pas, j’enfonce des portes ouvertes. Démonstration : de nos jours il vaut mieux être riche et placer son argent plutôt que de bosser nuit et jour pour faire fortune, n’importe quel conseiller financier un peu finaud vous le confirmera. Nos démocraties sont désormais aux mains de groupes d’actionnaires ou fonds de pensions pour retraités par définition sans avenir, sans territoire, souvent exempts d’impôts. De temps à autre, comble du cynisme, on nous sort du chapeau une personne partie de rien, devenue star du jour au lendemain d’un coup de baguette magique : « Ah ! Vous voyez ! Ca peut arriver à tout le monde bande de feignants inflexibles ! ». Je pense évidemment aux stars de télé réalité, aux gagnants du loto, aux stars du football… des alibis... Un type comme Berlusconi, et je salue les Italiens au passage pour leur sens de l’humour, prend en otage un pays entier pour faire tourner son business et se débarrasser de tous les procès qui le menacent. Je peux continuer pendant des heures mais je sens que je fatigue déjà tout le monde… C’est comme ça à notre époque. Faut pas se prendre la tête, de toute façon on a pas trouvé moins pire. Alors voilà comment j’en suis venu à imaginer Tony Corso, le privé de la jet-set. Essayer d’effleurer tout ça sans prendre la tête. Légèreté, légèreté ! Distraire plutôt qu’assommer. Du coup je m’amuse comme un petit fou à caricaturer la planète fric, montrer sa vanité, son absurdité. On découvre aussi un certain cynisme plutôt bien distillé… Merci… L’univers de la jet-set, des milliardaires repus et paranoïaques n’a rien de glorieux. Je ne veux surtout pas mettre en valeur ces gens-là, mais au contraire faire apparaître sous le vernis la pitoyable existence à laquelle ils se sont condamné eux-mêmes en tentant de se hisser au-dessus des autres. Mon personnage se balade dans ce panier de crabes sans jamais se faire avoir par l’illusion. En un sens, il est pour moi un héros moderne, car plutôt que de se tenir sur le côté en criant à l’injustice dans l’indifférence générale il s’adapte au système, le détourne à son profit et tente, quand il le peut, de rétablir l’équilibre. Sa devise : « il faut prendre l’argent où il est », est un pied de nez à tous les individus qui place leur pognon en bourse en espérant multiplier les pains sans se soucier de savoir si cette miraculeuse plus-value s’est faite sur le dos d’un petit Indonésien, où au détriment d’une forêt tropicale. Tony s’enrichit sur le dos des riches, quoi de plus normal. Dans le second tome, vous êtes par exemple plutôt sans pitié avec une pseudo star de la chanson, fabriquée (et utilisée) de toute pièce. C’est criant de vérité ! Dustin est la quintessence du système, aucune culture, aucun talent, grossier, invivable, mais tout le monde le supporte car il représente beaucoup d’argent. J’ai plutôt de la sympathie pour ce personnage manipulé. Il me touche quelque part, car il ne triche pas, même quand il chante comme une casserole c’est avec tout son cœur. Tony lui balance ses quatre vérités sans pour autant l’humilier et c’est une attitude beaucoup plus noble que celle adoptée par un grand nombre de commentateurs, animateurs, journalistes ou autres envers ces paumés de la société-spectacle. Cette série n’est-elle pas tout simplement un aboutissement de tout ce que vous vouliez raconter et dessiner ? Tony Corso est en tout cas mon projet le plus ambitieux à ce jour. Cette série me permet de conjuguer tous ce qui m’a poussé gamin à vouloir devenir auteur de BD. Et pour moi, cela voulait dire bien évidement texte et image. Longtemps j’ai été complexé par mon dessin, aujourd’hui encore… et je me suis donc concentré essentiellement dessus au début de ma carrière. De plus j’ai eu la chance de rencontrer un scénariste de talent en la personne de Corbeyran qui m’a offert de magnifiques récits. Mais je n’ai jamais perdu de vue qu’un jour je serai auteur complet d’une série avec un héros récurrent et populaire comme les héros de mon enfance (Jérémiah, Blueberry, Bernard Prince et plus jeune Les Tuniques bleues ou Gil Jourdan…). Je m’y investi totalement, jours et nuit. J’aime ce personnage totalement libre, j’adore le mettre en scène, le faire parler, vivre toutes sortes de situations, slalomer en toute décontraction au cœur d’un univers cynique et illusoire. On me fait parfois le reproche de faire une BD commerciale par comparaison avec mes autres œuvres dites « d’auteur », alors que jamais je n’ai été aussi en accord avec moi-même, mes envies, ma vision du monde, jamais je ne me suis autant amusé. Il s’agit d’une véritable démarche d’auteur. Mais pas forcément là où certains vous attendaient… Ma seule ambition est de raconter des histoires qui me plaisent, le graphisme étant un support à cet objectif, d’où mon changement de style en fonction des univers abordés. Il n’y aurait pas pire pour moi que d’être condamné à dessiner toute ma vie des histoires de paysans, sous prétexte que je dessine bien les vaches. J’ai tout entendu sur mon travail et longtemps je me suis laissé influencer par ce flot d’avis souvent contradictoires et puis il y a eu Lie-de-vin et là on m’a dit « ça c’est ton truc ». Normal ça marchait. Ah bon ? Je m’interroge. C’est quoi mon truc exactement ? Je ne savais pas que j’avais un truc. Je fais Histoires d’en ville chez Glénat. Les professionnels l’ignorent : ça ne devais pas être mon truc. Pourtant qu’est-ce que je l’aimais cette histoire ! Et puis je fais Cœur Tam-Tam avec Benacquista, encore différent, et là c’est à nouveau mon truc même si cela n’a rien à voir avec Lie-de-vin. Alors au bout du compte, je me suis dis que j’allais faire mes trucs. Et j’ai imaginé Tony Corso, et je continue à faire des one shot tourmentés et je vais refaire des BD pour enfants et la vie est belle à ne pas rester les deux pieds plantés dans son truc à se répéter indéfiniment au risque de mourir d’ennui. On sent un soin particulier apporté aux dialogues. Est-ce un aspect que vous travaillez beaucoup ? Je travaille surtout la fluidité du récit. Je ne veux pas qu’un lecteur s’ennuie en me lisant et les dialogues ont évidement une part importante dans cette démarche : il permettent d’introduire de la distance dans une situation tendue, d’aborder avec légèreté un sujet sensible, de faire passer une idée sans se lancer dans un débat de fond ou rythmer une scène un peu statique. C’est un équilibre. Les dialogues ne sont que le sommet de l’iceberg. Avant chaque réplique il y a d’abord un personnage construit avec précision, son passé, ses goûts, son rôle dans le récit. Ensuite, je n’ai qu’à me laisser porter par son caractère et il parle de lui-même. Votre collaboration avec Benacquista (1), pour qui les dialogues comptent énormément, a-t-elle été profitable à ce niveau ? Avec lui comme avec Corbeyran, j’ai beaucoup appris. Tonino m’a permis de me débarrasser des effets de styles, car il ne cède jamais à ce genre de facilité.  Pour lui un bon dessin ou un bon dialogue doivent informer, faire avancer la trame de l’histoire, sinon ils n’ont aucune utilité. Avec Corbeyran j’ai appris à construire une scène, à charpenter une histoire, à ménager les rebondissements, etc. Ce sont deux grands professionnels de la narration et j’essaie de me hisser à leur niveau. Avec Tony Corso, vous expliquiez vouloir revenir aux fondamentaux du dessin sans vouloir vous en remettre uniquement à la couleur directe. Pourtant ce style de dessin pourrait paraître plus « simple » au premier abord au lecteur. Le dessin, vaste débat… Longtemps, à cause de mes complexes en dessin, j’ai cherché à en mettre plein la vue. Mais toute cette débauche d’effets ne faisait que masquer mes faiblesses. Un moment, je me suis dis qu’il n’était pas honnête envers moi-même de me cacher derrière des petits effets graphiques, d’où ma décision de reprendre la technique du dessin au trait noir, classique et juste. Un dessin entièrement au service de mon propos, ne cédant rien aux envolées graphiques inutiles. J’ai réappris à dessiner une oreille correctement, j’ai ressorti mes planches d’anatomie, appris à dessiner des femmes, bref j’ai redécouvert le plaisir de dessiner, observer, sans tics et sans manies. Je me suis réconcilié avec mes envies de gamins de mettre en scène la réalité, sans limite. Je me souviens vous avoir entendu parler avec admiration de grands dessinateurs injustement sous-estimés sous prétexte qu’ils étaient des adeptes du dessin réaliste. Vous avez toujours cette même sensation ? J’ai dessiné dans tous les styles, pour enfants, humour, couleur directe, « nouvelle vague », rien n’est aussi difficile et impitoyable que le dessin réaliste. Impitoyable car cela demande un boulot phénoménal pour une reconnaissance dérisoire et la moindre faute sur un visage ou sur une perspective fout en l’air toute votre page. Longtemps moi aussi, j’ai tenu ce discours de petit con complexé, suivez mon regard, cherchant à masquer ses lacunes en dénigrant le travail des auteurs classiques. Depuis, conscient de cette abnégation qu’exige le dessin réaliste je redécouvre avec révérence l’immense travail de ces auteurs qui, modestement, consciencieusement, mettant leur ego de côté, ont donné vie à des récits riches, denses et m’ont transporté à travers le monde et l’histoire.  Pour en revenir au discours lénifiant sur le dessin en BD, j’entends dire très souvent : « Je ne lis pas cette BD parce que je n’aime pas le graphisme. » C’est le degré zéro de l’intelligence. Pour moi ce genre de position est aussi stupide qu’un type qui ne va pas voir un film avec Woody Allen parce qu’il n’aime pas sa tête ou qui ne vote pas machin parce qu’il a un petit air sournois. Si j’avais eu ce genre de raisonnement plus jeune, je serai passé à côté de génie comme Baru, Tardi où Vuillemin car je lisais des BD dites classiques. Autre exemple, quand j’ai débuté au début des années 90, les éditeurs, les journalistes, les libraires, les auteurs, se pinçaient le nez en parlant des mangas, de ces dessins sans âmes faits par des studios. Depuis, les ventes ont explosées, les gamins ne lisent plus que ça, les professionnels s’extasient et Taniguchi a reçu le Prix du meilleur dessin à Angoulême. Amusant… En ce sens, tous les discours autour du graphisme en BD sont creux. Un bon dessin c’est celui qui sert au mieux une histoire, le reste n’est que mode, petits fours et compagnie. N’avez-vous parfois pas l’impression d’être mieux compris des lecteurs que de certains professionnels ? Les professionnels, m’ouais. En tout cas, si vous n’avez pas de lecteur j’ai constaté que les professionnels ont vite fait de vous oublier. C’est mécanique. Certains auteurs adulés dans les années 80 ou 90 sont totalement ignorés aujourd’hui car ils n’ont pas eu la chance de rencontrer un public large. En revanche certains auteurs que ces experts professionnels méprisaient ont explosé leur ventes et depuis le regard sur leur travail est devenu beaucoup plus compréhensif, comme par magie. La BD c’est comme le cinéma, la télé, la littérature, soi-disant sympa, mais totalement hypocrite. En quinze ans de métier j’ai entendu un paquet d’horreurs entre deux verres de pinard sur tel ou tel auteur. Je me souviens de mon premier festival ou, naïvement, je parle de mon attachement à la série Les Tuniques bleues de Cauvin et Lambil. Une série qui m’a vraiment bercé toute mon enfance. Rires moqueurs d’une brochette d’auteurs. Sans donner de nom, je peux juste vous dire que deux d’entre eux n’ont pas trouvé mieux pour ne pas crever de faim que de reprendre des séries déjà existantes et les autres ont sombré dans l’oubli. De même il faut savoir que systématiquement lorsque vous croisez un professionnel, il vous demande ce que vous faites, au cas où il risquerait de se compromettre avec un looser. C’est la petite comédie humaine, comme partout. Il faut seulement savoir lorsque vous êtes en haut de l’affiche que vos nouveaux amis ne sont la plupart du temps là que pour apparaître sur la photo. Au moindre passage à vide, ils s’empresseront de suivre un autre cheval et vous vous retrouverez seul dans la plaine avec deux ou trois fidèles compagnons. S’accrocher à la reconnaissance des « professionnels » est un leurre extrêmement dangereux pour son équilibre mental. C’est un sport de tous les jours qui n’engendre qu’insatisfaction. La plus belle reconnaissance est celle d’un lecteur qui vous demande avec des lumières plein les yeux quand paraîtra la suite des aventures de votre héros. Je sais que votre prochain album (qui paraîtra dans la collection « Long Courrier » en 2007) vous tient très à cœur. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ? C’est une magnifique histoire écrite par Corbeyran : Rosangela, une femme battue prend sa revanche et solde son passé douloureux. C’est beau, à cent lieux de tout manichéisme, juste, profond et touchant. Je suis très fier et très angoissé d’avoir la responsabilité de mettre des images sur ces personnages. J’espère que le public partagera notre enthousiasme. Si je ne me casse pas la main, l’album devrait sortir début 2007 entre deux Tony Corso. Sinon, vous passez vos vacances à Saint-Tropez ? (Rires) Bien entendu ! Dans ma villa sur les hauteurs, au bord de ma piscine à débordement je tiens salon tout l’été. Je reçois tout le gratin de la jet-set et je claque mes droits d’auteurs en distribuant de la coke et du champagne !!! François Le Bescond (1) Cœur Tam-Tam, Dargaud

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La touche Kerascoët

  Marie a abandonné sans regret l’illustration médicale et scientifique pour dessiner de jolies filles. Sébastien, de son côté, « déclinait des bulles » depuis son enfance. Ensemble, ils ont créé une entité au nom étrange, Kerascoët, qui, après la presse, la publicité et la mode, a mis sa plume au service de la BD. Avec la complicité et le talent du scénariste et coloriste Hubert, ils signent en ce mois de mai un album dans la collection « Poisson Pilote ». L’histoire de la timide et prude Blanche qui, dans le Paris des années 30, est prête à tout pour venger le meurtre de sa sœur... quitte à officier dans un somptueux bordel. Un polar trépidant, une œuvre touchante, un bijoux d’humour, bref un véritable coup de cœur et un futur incontournable. Pouvez-vous d’abord nous expliquer comment vous travaillez ensemble ? Sébastien - Il n’y a pas vraiment de méthode. Disons que nous nous exprimons très librement durant le crayonné et qu’à l’encrage, nous essayons d’être plus cohérents pour qu’il y ait une vraie patte et que ça ne parte pas dans tous les sens. Marie - Oui, car graphiquement nos deux façons de dessiner n’ont rien de commun ; Kerascoët est vraiment un mélange de nous deux. On se complète. S- En fait, depuis toujours nous n’avons pas la même façon de voir le dessin. C’est l’une des raisons qui a motivé un travail en commun. Quand j’ai du mal pour certains trucs, Marie va nous sortir de là en deux coups de cuillère à pot. Décors, personnages, mises en scène, etc., tout est le résultat d’un mixage intuitif. C’est au stade du crayonné que se joue vraiment la cohabitation. Bien que maintenant, on essaie de ne pas trop préciser les crayonnés pour qu’il y ait plus de création pendant l’encrage. M – Nous, ce que l’on cherche à faire – que ce soit bien ou mal dessiné, chacun a sa façon de voir les choses – c’est que les personnages soient vivants. Comment est née cette collaboration avec Hubert ? S – Nous avons rencontré Hubert et l’atelier du coin au même moment que Joann Sfar (ndlr : avec qui ils œuvrent, entre autre, sur la série Donjon crépuscule). On s’entendait bien, il appréciait nos dessins. On avait envie de travailler ensemble.  M - Il nous a d’abord proposé un projet qui n’a pas abouti. On a donc essayé de se rejoindre sur des univers qu’on voulait chacun découvrir. S - Les années 30, c’était l’une de nos envies communes. On voulait aussi absolument faire un polar (à l’époque, nous en lisions des tonnes). Hubert nous a donc proposé cette histoire. Ensuite, et c’était génial, ce fut une vraie partie de ping-pong. M - Nous préférons cela au fait de simplement recevoir le projet par La Poste, les pages une par une, etc. S – C’est une vraie collaboration. Hubert est quelqu’un qui raconte et il nous racontait son histoire. On le confrontait alors à des problèmes, concernant notamment le côté purement polar, que nous connaissons bien. L’intrigue s’est enrichie de cette façon. Bien entendu, c’est lui seul qui a inventé l’ensemble des personnages et des situations. Cela a vraiment été une collaboration jusqu’au bout puisqu’il a ensuite travaillé nos planches pour faire la couleur. Si cette histoire se passe dans un bordel, c’est pour beaucoup parce que Marie aime dessiner les filles, et pas trop les garçons.  D’ailleurs les garçons n’ont pas le beau rôle dans Miss pas touche… M - Il faut faire attention aux faux-semblants et attendre la suite… Nous n’aimons pas l’angélisme et voulions éviter toute caricature – ce qui arrive parfois en BD ou le gentil a une tête de gentil, le méchant une tête de méchant, etc. Les personnages, et c’était une donnée de base, devaient être plus compliqués qu’en apparence. Chacun d’entre eux devait avoir un caractère singulier, une vraie personnalité. A part l’héroïne, Blanche, qui elle  ne cache pas grand-chose… S - Elle peut à la rigueur se révéler animale, mais elle n’est pas mystérieuse comme Annette ou certaines autres pensionnaires du bordel. À la différence de sa sœur, elle met souvent les pieds dans le plat. Elle est déconnectée de la réalité. M - On s’est beaucoup amusés à la manipuler. C’est comme un hamster dans une cage avec lequel on aimerait parfois être un peu cruel. On a beaucoup ri avec Hubert. On s’est vite attachés à certains personnages comme Annette ou Jo. Pour moi, Blanche est un livre ouvert (on lit ce qu’elle pense sur son visage). Mais, physiquement, je n’imagine pas quelqu’un de particulier. Annette, au contraire, c’est un mix de Scarlett Johansson et de Betty Boop. Élaborer et faire vivre de telles personnalités dans un bordel, c’était un peu risqué, mais on ne voulait pas que ça soit graveleux. Oui, et c’est très réussi, car rien n’apparaît comme vraiment malsain. S - Mince (rires) ! On voulait surtout montrer cette réalité comme un train-train quotidien. Pour les prostituées, les quelques scènes qui apparaissent dans la BD relèvent du quotidien. C’est leur routine. M - On ne voulait pas que cela soit racoleur. S - Annette est quand même habillée en petite fille et Blanche en soubrette SM… Un homme se fait fouetter… M - On regarde ce monde de l’intérieur. On a l’impression d’être avec eux. Il n’y pas de regard distancié. S - C’est surtout que notre histoire n’a rien à voir avec cela. C’est un polar qui a pour décor un bordel, voilà tout. Et puis un bordel de l’époque, à la différence des clubs échangistes ou des back room contemporains, ce n’était pas si glauque. Mais attention, nous ne cultivons aucune nostalgie. Ce n’est ni une apologie, ni une critique des bordels. Ils étaient seulement plus glamours. Le vôtre est particulièrement somptueux. S - Certes, mais il y en avait de très beaux à cette époque. On s’est inspiré de nombreuses photos et Hubert avait une montagne de documents à notre disposition. Beaucoup d’artistes venaient dans les bordels simplement pour boire un verre. M - Le bordel de notre histoire est assez réaliste. Il existait réellement des salons thématiques, comme dans la BD, et chacune des prostituées devait remplir son rôle ; certaines avaient leur talent ; il y avait aussi la « Chinoise », la « Noire » … S – Et puis il y a Jo qui est « Madame, Monsieur », une spécialité de la maison. Car toute grande maison avait sa spécialité, connue des seuls initiés. Des rois et des personnalités politiques y avaient leurs habitudes et réservaient des suites à l’année. Bien sûr, il y avait aussi à cette époque, et on en parle un peu, des maisons d’abattage. Au-delà du réalisme historique et d’une ambiance singulière, Miss pas Touche, c’est aussi un polar rudement bien mené. S – On ne voulait pas d’une intrigue cousue de fil blanc. Et c’est très difficile aujourd’hui de surprendre les gens, tant ils ont l’habitude, que ce soit en lisant ou en regardant la télévision, de décortiquer des polars. M – Face à la concurrence des mangas, c’est aussi devenu difficile de raconter une histoire qui se tienne en deux albums de 48 pages. Grâce à Hubert, c’est très dense, Nous ne sommes pas du tout attirés par le côté prouesse graphique de la BD. C’est tellement dommage quand un album est très beau mais qu’il ne raconte rien. Ce qui compte pour nous, c’est d’abord la crédibilité d’un univers et des ses personnages. S - À l’école, chacun de notre côté, nos dessins étaient critiqués parce qu’ils étaient jugés trop narratifs. Voilà pourquoi, on s’est tourné naturellement vers la BD ! Insérer des détails, faire en sorte qu’il puisse y avoir une seconde lecture dans l’image, c’est ce que nous aimons faire.  Quels sont vos futurs projets ? M - Miss pas touche ! Nous venons juste de terminer le prochain Donjon et on commence la suite des aventures de Blanche… R. Lachat  

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Jean-David Morvan, de l’ombre à la lumière

  Avec « Trois… et l’ange », Jean-David Morvan offre une scène insolite au récit fantastique : le quotidien de « Monsieur-tout-le-monde ». Dans une noirceur parisienne, des personnages aux pouvoirs extraordinaires combattent la fatalité. Un défi audacieux pour le scénariste de « Sillage » et des « Nouvelles Aventures de Spirou ». Placer le fantastique dans un quotidien français, est-ce votre ambition pour « Trois… et l’ange » ? C’est exactement ça. Je souhaite inciter les gens à percevoir l’anormal dans ce qu’ils considèrent comme banal. C’est un retour à une tradition oubliée de littérature fantastique française… C’est vrai. Mais il y a aussi une influence des films populaires français des années 50. Sans parler des comics, puisque les personnages sont tout de même des superhéros, et du cinéma japonais actuel qui introduit l’horreur dans le quotidien. Enfin, j’insiste sur l’aspect feuilleton de la série. J’aimerais pouvoir sortir un album tous les six mois. On suppose que le choix de Garance comme prénom de l’héroïne n’est pas dû au hasard… Il s’agit bien sûr d’une allusion au personnage d’Arletty dans Les Enfants du Paradis. Dans les prochains épisodes, la référence au film de Marcel Carné sera plus évidente. Garance, une des rares héroïnes rondouillardes de la BD. Est-ce aussi pour s’inscrire dans cette dimension quotidienne ? Pedro Colombo a eu l’idée de donner un physique potelé à Garance. Cette idée m’a plu et apparemment, elle plaît beaucoup aux lectrices. Elle apparaît comme une fille normale, pas comme un mannequin. Ou alors un mannequin Dove. Est-ce la même inspiration qui a fait d’Hugo un bisexuel ? C’est inévitable, puisque Hugo doit lire aussi bien dans les pensées des hommes que des femmes en leur faisant l’amour. Quoi qu’il en soit, ça me paraît normal de parler de bisexualité aujourd’hui. N’est-ce pas difficile de travailler avec un dessinateur espagnol pour une histoire très parisienne ? Non, c’est intéressant. Quand Pedro est venu en repérages, il a été plus vigilant sur les détails qui échappent aux Parisiens. Dans son travail, il y a une recherche pointue de l’atmosphère parisienne, loin du guide touristique. Comment vous accordez-vous avec le sacré ? Ce sera très présent dans les prochains épisodes où il sera question de la destination des âmes, du choix entre le paradis et l’enfer. En fait, par le fantastique, j’essaye d’aborder le spirituel débarrassé des mythes religieux. Pourquoi un deuxième épisode aussi sombre ? J’ai envie d’aller dans (vers) un fantastique très sombre. Mes héros dépriment du fait de leurs pouvoirs. Après tout, notre société est actuellement en proie au désespoir. Et Trois… et l’ange montre avant tout la lutte face à la dépression. Laurent Mélikian

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Mme Tharlet et M. Blaireau

  Pour les amateurs de livres pour enfants, le nom d’Eve Tharlet est familier puisqu’elle est l’illustratrice de près de 150 ouvrages… Son personnage le plus connu étant le très attachant lapin Fenouil qui, depuis plus de dix ans, a vécu une dizaine d’aventures aux éditions Nord-Sud. En vingt ans de carrière, elle a eu le temps de trouver son style et de créer un univers poétique très personnel, fait de douceur et de tendresse. Et – quelle joie ! – elle fait aujourd’hui ses premiers pas dans la bande dessinée avec « Monsieur Blaireau et Madame Renarde », scénarisé par Brigitte Luciani, où il est question de blaireaux, de renardes, bien sûr, mais aussi de famille recomposée, le tout pour les jeunes enfants.  Le monde de l’édition jeunesse nous offre là une de ses plus talentueuses illustratrices alors pourquoi bouder notre plaisir plus longtemps ? Vous venez de prendre un virage important dans votre carrière en partant de zéro dans un domaine que vous ne connaissiez qu’en tant que lectrice. Comment en êtes-vous venue-là ? Si j’en suis là, je le dois à ma scénariste Brigitte Luciani, avec qui j’ai déjà travaillé pour l’édition jeunesse, il y a six ans de cela. Nous avons réalisé un livre ensemble qui s’appelle Tous à la mer  qui avait obtenu le Prix de la mer à Concarneau. Brigitte est tombée dans la BD quand elle était toute petite et c’est elle qui est venue me chercher pour cette BD. Moi, la BD, n’en ayant jamais fait, je n’étais pas très sûre de vouloir me lancer dans cette aventure. Mais elle me connaît bien, elle sait mon attachement à tout ce qui touche de près la nature – je ne suis pas illustratrice d’univers animalier par hasard – et elle a eu le dernier mot en m’écrivant un scénario sur mesure. Il est plus fréquent de voir des auteurs de bandes dessinées aller vers l’illustration pour enfants que l’inverse. Comment expliquez-vous ce cheminement atypique ? Par une certaine curiosité. J’ai touché à peu près à tout ce qui pouvait se mettre en images pour des enfants – des bouquins de cuisine, des cartes postales, des boîtes de jeux, des imagiers – mais je n’avais jamais abordé la BD. Et ça n’a rien à voir. Tous ces domaines relèvent de l’image, bien sûr, mais il ne s’agit pas du tout des mêmes démarches. Dans mes albums de Fenouil, par exemple, j’ai l’habitude de dessiner une scène en particulier, choisie au milieu de plein d’autres, alors qu’en BD, je peux justement me permettre de dessiner toutes les images qui me viennent à l’esprit. C’est tout une façon de penser à revoir. Et puis, habituellement, le format de mes dessins est de 43 cm de large et 29 de haut, et là, pour cet album, je me retrouve confronté à des pages de format A 4 où je dois dessiner six à huit cases… J’imagine qu’il n’est pas si facile de quitter tout un univers pour se lancer dans la bande dessinée et l’apprentissage de nouveaux codes. Vous aviez déjà une culture de lectrice de bandes dessinées ? Je suis une grande fan de Tardi et d’Hugo Pratt et j’aurais adoré faire comme eux de la bande dessinée. Si je me suis retrouvée cataloguée dessinatrice pour les petits, c’est à cause de mes éditeurs qui, au vu de mon style, m’ont mis dans cette case. Mais tout cela n’est pas fait sciemment : un jour, on se lève et on s’aperçoit qu’on est à une place à laquelle on n’aurait pas forcément pensé. Et la bande dessinée est finalement assez éloignée des univers que j’ai coutume de dessiner. Votre album ressemble pourtant assez à ce que vous avez réalisé dans vos albums pour enfants, non ? D’un point de vue technique, vous avez tout à fait raison. Quand je me suis lancée dans cette aventure, j’ai été confrontée à suffisamment de problèmes en matières de codes spécifiques à la BD pour que je ne me pose pas en plus des questions de style. Par exemple, ça va vous paraître ridicule, mais je n’avais jamais dessiné de bulles dans mes illustrations. D’ailleurs, quand je fais une illustration en double page, j’ai tendance à oublier de laisser de la place pour le texte ! Du coup, j’ai passé 1 000 coups de fil à mon éditeur pour savoir s’il fallait les inclure dans mon dessin ou les rajouter après, dans quel sens les agencer… Bref, des questions de novice. Je commence seulement maintenant à pouvoir penser mon dessin en y incluant mentalement la place des bulles ! J’ai également eu des débats enflammés avec des copains dessinateurs de BD à propos de la couleur. Alors que je tenais vraiment à les faire à l’aquarelle, ils disaient tous que c’était incompatible avec le trait noir typique de la BD et ils me conseillaient soit de les réaliser à l’ordinateur, soit de manière plus traditionnelle avec un dessin encré sur lequel j’aurai mis mes couleurs. Mais moi, je ne voulais pas de ce fameux cerné, j’aurai été bien en mal de le faire, n’ayant jamais travaillé ainsi. Cela m’aurait davantage compliqué l’existence. En fait, ne connaissant pas tous ces codes, je m’aperçois que j’arrive dans ce milieu avec la fraîcheur du débutant qui n’en est heureusement pas totalement prisonnier. Vous restez très fidèle à l’univers animalier qui a fait le succès des albums illustrés de Fenouil. J’ai remarqué qu’il était plus facile pour un petit garçon ou pour une petite fille de s’identifier à un animal, même lorsqu’il n’est pas du même sexe que soi. Les garçons ont beaucoup de mal à s’intéresser à des personnages humains de filles alors que cela leur pose moins de problème si celui-ci est un petit animal. Les filles sont moins sectaires dans ce domaine. Voilà pourquoi je crois que l’univers animalier est plus universel. De plus l’identification d’un petit Asiatique ou d’un petit Africain ne pose pas de problème quand le héros est un lapin. Pour cet album, Brigitte et moi nous nous sommes également interrogées pour savoir si nous allions habiller ou pas nos animaux. Ça n’a l’air de rien au premier plan, mais ce genre de détail est très important… C’est ce qui explique pourquoi la plupart des personnages d’albums pour enfants sont des animaux. Vous êtes une illustratrice reconnue dans votre milieu. Vous êtes-vous servie de cet atout lorsque vous avez démarché les éditeurs ? Disons que vingt ans passés dans le milieu des albums jeunesse, chez un éditeur coédité dans quinze pays… c’est évident que ça aide. Mais je crois que ça atteste aussi d’un savoir-faire, tout simplement. Même si je doute beaucoup, et de plus en plus au fil du temps, … Est-ce que cette incursion dans la bande dessinée correspond à ce que vous en attendiez ? Je suis encore en plein dedans, vous savez. Mais je me souviens qu’en démarrant l’album, j’avais une façon très théâtrale de faire jouer mes personnages en mettant une ligne d’horizon au niveau des yeux et en déplaçant mes personnages de gauche à droite, et inversement. Jusqu’au jour où un éditeur chez qui on avait déposé le projet m’a dit : « Il serait peut-être temps de placer la caméra sur votre tête et de voyager un peu dans tous les sens ! » Ça m’a fait l’effet d’une révélation. : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! » Et hop, j’étais partie !… Cela dit, je me permets peu à peu davantage de liberté dans le domaine jeunesse depuis qu’il y a l’ordinateur. Je scanne mes crayonnés, je les passe à l’écran pour zoomer sur telle ou telle partie et je vois apparaître des cadrages que je n’aurais jamais imaginé auparavant. Chaque expérience enrichie l’autre. Aujourd’hui, j’ai vraiment le sentiment que la BD est ma récréation. Vous ne preniez plus de plaisir à l’illustration ? Mais si, bien sûr. Ce n’est pas la question. Le format imposé par ce type de dessin apporte un stress supplémentaire. La mise en couleurs à l’aquarelle n’autorise pas la moindre erreur et je risque à tous moment de devoir reprendre de zéro un dessin gigantesque. Là, en bande dessinée, il s’agit de dessins plus petits et donc, si j’en rate un, l’enjeu n’est pas le même. Et puis pour moi, c’est tout nouveau tout beau : je suis comme une amoureuse qui se découvre 1 000 envies. J’ai des idées BD qui fusent, des envies de dessiner tel ou tel animal dans tels ou tels nouveaux décors… Au détriment, d’ailleurs, de mes éditeurs jeunesse qui aimeraient bien que je revienne à mes moutons… heu, mes lapins ! Parce que le rythme de travail est différent en BD ? Une BD est beaucoup plus longue à réaliser, c’est certain. Mais lorsque je viens d’achever un ouvrage jeunesse et que j’ai huit ou neuf planches de BD à dessiner, la transition n’est pas aussi simple que cela. J’ai besoin d’un petit peu de temps. J’ai l’impression d’être au bord d’une piscine et de me demander : « j’y vais, j’y vais pas ? » Et quand j’y suis, je m’y sens tellement bien que je me demande pourquoi je suis restée si longtemps sur le rebord à hésiter. Vous avez une vue d’ensemble de Monsieur Blaireau  ? Le scénario du deuxième volume est déjà écrit. Je peux vous dire que les problèmes de nos héros ne vont pas s’arranger. Autant Madame Blaireau est morte laissant son mari libre de refaire sa vie, autant Papa Renard ne va pas l’entendre de cette oreille. S’il a quitté le foyer, c’est qu’il est un peu volage, mais il reste aussi très attaché à sa fille. Au contraire des albums illustrés, ce côté sociologique de l’histoire où vous traitez de problèmes intimes comme la famille recomposée est quelque chose d’assez nouveau en BD, non (Janin développe ce sujet dans des albums au Lombard, ndlr) ? J’ai testé l’histoire au fur et à mesure que je la dessinais en me rendant dans une classe de CP où la maîtresse avait abandonné tout son programme de lecture pour consacrer les deux derniers mois de l’année à ce travail. Dès que j’ai commencé à lire l’histoire, les langues se sont déliées et les enfants se sont confiés, manifestement touchés de près par la question. J’ai pu voir combien ces sujets leur permettaient de s’identifier et de prendre un peu de recul sur leur quotidien. La grande question que pose votre album, c’est de savoir si un blaireau peut vivre aux côtés d’un renard ? Qu’en pensez vous ? Je répondrais oui, sans équivoque. Le plus incroyable, au-delà du petit message de tolérance que le sujet véhicule, c’est que le phénomène existe bel et bien dans la nature. J’ai fait des recherches sur la fabrication des terriers de blaireaux et il se trouve qu’ils possèdent deux sorties et deux entrées dont une, rectiligne, en biais, à trois mètres du lieu où la famille dort. Le renard, plutôt flemmard, cohabite très volontiers avec le blaireau, à la manière d’un squatter. Comme ils n’ont pas les mêmes horaires, cela ne pose pas trop de problèmes… À propos, savez-vous qu’un lapin qui a son terrier à côté de celui d’un renard ne sera jamais mangé par celui-ci ? La nature nous donne de sacrées leçons de voisinage ! Plus qu’un auteur pour enfant, est-ce que vous ne seriez pas en train de nous dire que vous êtes davantage une auteure naturaliste ? C’est vrai que je vis très près de la nature. Et, pour l’anecdote, sachez qu’avec le concours de l’IGN, j’ai pu faire un relevé topographique des lieux environnant ma maison et l’histoire de Monsieur Blaireau et Mme Renarde se passe donc dans ces décors près de chez moi, en Bretagne. Cela confère une certaine logique au déroulement de l’histoire que nous construisons en fonction de ces impératifs. C’est comme une pièce de théâtre en pleine nature. Christelle & Bertrand Pissavy-Yvernault

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Prend le large

  Dessinateur remarqué de la série Phénoménum (Glénat), Marc Védrines se lance dans une nouvelle aventure dont il est le scénariste et dessinateur. Islandia racontera, en trois volumes, le périple de Jacques parti sur les terres d’Islande à la recherche de ses origines. Une série qui mêle judicieusement aventure et une légère pointe de fantastique. Rencontre. Marc Védrines, comment êtes-vous venu à la bande dessinée ? J’aime lire la bande dessinée et j’ai ressenti le besoin de m’exprimer par ce moyen depuis mon plus jeune âge. Pour moi, le choix s’est imposé, j’ai toujours voulu faire ça. Quelles sont vos influences majeures en tant que dessinateur ? J’ai l’impression d’être inscrit dans une génération d’auteurs dont les influences sont très larges et traversent les continents (la liste risque d’être longue, je vais essayer de résumer). Dès le milieu des années 80, j’ai été passionné par les mangas avec des auteurs comme : Tesuka, Yasuhiko, Otomo, Miyazaki, Shirato, des Américains comme Miller, Byrne, Mignola, Moor. Sur notre bon vieux continent, j’ai beaucoup apprécié le travail de Mœbius, Loisel et, chez la nouvelle génération, je citerais Blain et Guibert. C’est un gros « melting pot », mais, en résumé, je suis un mixe entre la nouvelle BD et le Manga. Le chaînon manquant peut-être (rires). Comment s’est déroulée la transformation en auteur complet après Phénoménum ? Tout naturellement, comme une chrysalide qui se transforme en papillon. Bien que confortable et protecteur, il est très agréable de sortir de son cocon de soie, de déployer ses ailes pour aller virevolter. Vous aviez le projet Islandia en vous depuis longtemps ? L’idée a commencé à germer en 2003 lors d’un voyage en Islande, dans la région la plus isolée des fjords de l’ouest, son histoire et son atmosphère magique m’ont inspiré. Il y a une forte dimension historique dans Islandia, vous vous êtes beaucoup documenté ? Il y a un travail de documentation assez conséquent pour se plonger dans l’ambiance de l’Islande du XVIIe siècle. On ne peut pas écrire ce genre d’histoire sans connaître, comprendre le fonctionnement politique, économique et religieux du pays à cette époque. Rien d’étonnant, c’est par là que commence le vrai travail de scénariste. J’ai la chance d’aller régulièrement en Islande car ma belle-famille est du cru. Vous racontez l’évangélisation du pays par les Danois, l’éradication des croyances païennes. En fait, l’Islande est chrétienne depuis l’an mille. Ils se sont convertis pour des raisons commerciales. D’abord catholique, l’église d’Islande, bien que dépendante de Rome, était très permissive avec les croyances ancestrales. Beaucoup d’Islandais pratiquaient les deux religions en secret. Par la suite L’Islande fut annexée par le Danemark qui imposa par la force le protestantisme. Beaucoup plus fondamentaliste à l’époque, l’église luthérienne ne tolérait aucune digression religieuse. La dureté de l’existence sur cette île isolée conjuguée à la férocité de l’époque me paraissaient un être le terrain propice à un récit d’aventure teinté de mystères. Quelle place les Islandais accordent-ils aujourd’hui à leur folklore, légendes et croyances qui leur sont propres ?  L’Islande est une terre de légendes. Les Islandais vivent en symbiose avec leur pays où la nature offre moins de ressources que de menaces. Ils ont appris à l’écouter. Là-bas, on n’hésite pas à détourner une route en construction parce qu’on s’est aperçu qu’elle traversait une zone habitée par des Elfes. Vis-à-vis des phénomènes surnaturels, je dirais que les Islandais en général sont ouverts d’esprit sans aller à l’extrême ou au ridicule. Islandia est une trilogie, comment va évoluer le personnage de Jacques ? Jacques est un personnage complexe. Il n’est pas aussi lisse qu’il en a l’air. On peut déjà l’envisager dans le premier tome. En fait, il se connaît peu lui-même et c’est ce qui le pousse à faire ce voyage. Au fond de lui, Il est partagé entre le bien et le mal, ce qu’il va découvrir sur l’île ne va faire qu’exacerber cet antagonisme.  La magie islandaise va prendre une part plus importante dans les tomes suivants, que pouvez-vous nous en dire ? Bien évidemment, j’ai envie de laisser la surprise au lecteur. J’aimerais qu’il ait le même regard que moi lorsque j’ai découvert cet univers des plus singuliers. Je voudrais simplement lui dire que la pratique de la sorcellerie à cette époque très dure, était une question de survie. Les Islandais souhaitaient améliorer leur quotidien par n’importe quel moyen et leur imagination était sans limites. Leurs incantations provenaient d’une espèce de mélange entre la religion celtique, nordique, chrétienne et des particularités toutes islandaises, comme les Tilberis.  Thomas Ragon

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Auteur/éditeur

  Il le constate lui-même : il faut être plus généreux pour être éditeur qu’auteur ! En devenant directeur de la collection « Bayou » chez Gallimard Jeunesse, Joann Sfar se lance un autre défi. Un auteur/éditeur au parcours exemplaire qui lui a valu la une du magazine Télérama (1) et qui nous parle ici de son nouveau grand projet, La Vallée des merveilles. Après l’expérience Bréal, vous voici de nouveau directeur de collection. Est-ce plus simple d’être éditeur qu’auteur ?! L’envie de « Bayou » est venue d’abord d’une envie d’auteur : celle de faire des albums de bande dessinée à un plus petit format et avec plus de pages. Peu de collections allant dans ce sens existaient et j’ai proposé un projet de livre chez Gallimard Jeunesse. Ils m’ont dit « oui » puis d’autres auteurs que je connaissais ont eu la même démarche et c’est devenue assez vite une véritable collection. Comme Bréal arrêtait, Gallimard m’a proposé de m’en occuper mais cette fois je n’édite pas que les copains ! Quel premier regard tirez-vous de cette expérience éditoriale ? D’abord je me considère plus comme partenaire qu’éditeur, j’accompagne les auteurs dans leur travail. Ensuite cela me permet de lire de nouveaux des histoires car je n’achetais jusque là que peu d’albums : « Bayou » me permet de mieux découvrir l’univers des autres, de me tenir au courant d’une façon ou d’une autre de ce qui se fait aujourd’hui. Tout cela fait autant partie de mon travail d’auteur que d’éditeur. Accompagner les auteurs, c’était justement la philosophie de Guy Vidal chez Dargaud car il ne considérait pas que l’on pouvait diriger un auteur. C’est un peu au contact de Guy que j’avais appris ça, sa façon de ne jamais étouffer l’auteur et de montrer que l’on est rien d’autre qu’un premier lecteur attentif. Le rôle de l’éditeur, pour moi, c’est de monter qu’on est là, à l’écoute, mais sans prendre pour autant la plume à sa place. Il faut être beaucoup généreux pour être éditeur qu’auteur ! (rires). Comme la générosité n’est pas ma qualité première, ça m’apprend à m’intéresser aux autres. Dans le même ordre d’idée lorsque j’annonçais à un éditeur que j’allais être en retard mais que « ce n’est pas grave, on peut toujours décaler la sortie », je me rends compte aujourd’hui à quel point c’est compliqué pour l’éditeur, qu’il y a des tas de gens qui comptent sur vous et dont leur travail est déterminé par la sortie du livre ! « Bayou » est assez ouvert : pagination forte, nationalités d’auteurs différents, pas de thématique imposée… C’est l’idée, bien sûr. Et puis j’espère que ces albums pourront aussi toucher un public a priori amateur de littérature mais qui a déjà eu la curiosité de lire des BD comme Le Combat ordinaire de Manu Larcenet, Persépolis de Marjane Satrapi ou même Le Chat du Rabbin, pourquoi pas. Je suis persuadé qu’il existe des passerelles d’un genre à l’autre ! D’ailleurs, petite confidence, quand je reçois un projet je me demande toujours si cela ferait un bon film. Votre travail d’éditeur empiètera-t-il sur votre travail d’auteur ? Je suis avant tout un auteur et le travail sur « Bayou » ne me prend pas autant de temps que ça ; je ne devrais pas le dire aux gens de Gallimard ! Bien sûr il a des réunions et des choses comme ça un peu contraignantes mais l’envie est d’abord de faire des livres, à tous points de vue. Et ça n’empiète pas sur mon boulot d’auteur. Alors justement le « Joann Sfar auteur » va sortir une nouvelle série chez Dargaud en mars sous le titre La Vallée des merveilles chez Dargaud. De quoi s’agira-t-il ? La Vallée des merveilles s’inscrit un peu dans la suite de mes carnets parus à L’Association. C’est à dire que je continue à dessiner les gens que j’aime, ma famille, les copains, etc. Sauf que là ça devient une fiction, en l’occurrence ma famille durant la préhistoire ! L’idée est de faire de grands récits d’aventure en bande dessinée en partant du principe que les gens ont maintenant l’habitude de lire des histoires plus longues. Ici l’album fera 88 pages grand format plus des notes dessinées à l’aquarelle situées à la fin, apportant des commentaires sur l’histoire. C’est peut être prétentieux mais en réalisant La Vallée des merveilles j’ai voulu renouer avec le plaisir de lecture que j’avais eu en lisant Astérix quand j’étais gamin. Dans La Vallée des merveilles on retrouve deux copains qui partent à la chasse et à qui il arrivera à chaque fois des trucs pas possibles. C’est quand même la préhistoire ! (ou censée être cette époque, même s’il fait toujours beau et qu’il y a une ambiance très méditerranéenne…). Et puis ils ont leur famille, donc ils doivent faire gaffe… J’ai aussi essayé de faire attention au dessin, d’avoir un dessin d’aventure entre Moebius et Pétillon en quelque sorte. En moins bien qu’eux, je sais ! (rires). Vous citez ces deux auteurs alors que justement vous avez l’habitude de parler d’autres auteurs aussi différents que Romain Gary, Georges Brassens, Crumb, Pierre Dubois ou Bachelard, par exemple. On sent que cela vous nourri et vous permet finalement de réaliser des choses personnelles… Ce que je sais c’est que ma grande force est de pouvoir travailler beaucoup et vite si nécessaire, du coup j’explore des projets très différents et on pourra toujours y trouver des influences. Je citais justement Astérix de Goscinny et Uderzo pour La Vallée des merveilles. L’une des choses qui m’a toujours fasciné par exemple c’est la capacité qu’avait Uderzo de dessiner des décors élaborés, voire réalistes, avec des personnages aux gros nez ! Pensez-vous surprendre vos lecteurs avec La Vallée des merveilles ? J’ai déjà été moi-même surpris de faire ça car je suis allé vers un genre de bande dessinée d’aventure intégrant des éléments fantastiques – Thorgal étant une référence à ce niveau – qui semblait éloigné de mon travail. Et pourtant ! Il y a aussi beaucoup de tendresse dans La Vallée. Ça me fait plaisir d’entendre ça parce que, forcément, ça compte pour moi mais c’est quelque chose de pas si facile que ça à faire passer. Ce sont des sentiments que l’on retrouve par exemple dans un certain cinéma, celui d’Yves Robert ou Claude Sautet, ces émotions parfois très subtiles entre personnages. Un dernier mot sur Le Chat du rabbin : dans une interview vous faisiez part de votre angoisse face au succès de cette série. Qu’en est-il ? Le succès nous amène automatiquement à nous poser plein de questions et il est toujours difficile d’admettre que la prochaine histoire n’aura sans doute pas autant de succès. Mais maintenant j’arrête de me poser toutes ces questions, sinon je n’avancerais plus, j’essaie juste de faire de mon mieux. La bande dessinée c’est quand même rien d’autre que des histoires pour se distraire, il ne faut pas trop prendre la tête ! François Le Bescond (1) Télérama du 23 novembre 2005

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Larcenet crève l’écran !

  Avec le très attendu tome 3 du Combat ordinaire, Manu Larcenet s’est prêté à une expérience passionnante et particulièrement réussie : deux journalistes de télévision, Laurent Beaufils et Sam Diallo, ont suivi et filmé l’auteur sur une période d’un an, pour montrer la gestation et la réalisation d’un album, du scénario à la mise en couleurs. Des moments rares et précieux (c’est aussi le titre du film), gravés sur un DVD inséré dans une édition spéciale à tirage limité. Comment en êtes-vous arrivés à faire ce film ? Vous connaissiez Larcenet ? Laurent Beaufils : On connaissait ses bandes dessinées, bien sûr. Quand il a eu son prix pour Le Combat ordinaire à Angoulême, on s’est dit qu’il fallait le voir. J’avais lu Van Gogh et Le Retour à la terre, et je voulais faire quelque chose autour de lui. Sam Diallo : Après le prix pour Le Combat Ordinaire je voulais aussi faire quelque chose pour Arte. On a été séduits tous les deux par le personnage. Le courant est tellement bien passé sur cette journée de tournage, qu’on a eu l’impression qu’on était des copains qui se connaissaient depuis dix ans. Quand j’ai monté l’interview, il était évident que ce type parlait bien, qu’il était, en langage journalistique, un « bon client » et qu’il apportait quelque chose. L’idée a commencé à germer à partir de là… Ensuite, on a vu Hélène Werlé à Angoulême l’année suivante, on lui a dit qu’on aimerait bien faire quelque chose de plus avec lui… Puis on a retrouvé Manu, et on lui a proposé notre idée. LB : C’était la bonne période pour démarrer parce qu’il allait commencer le tome 3, et il nous a dit « pas de problème les gars, allons-y » et on a pris rendez-vous pour la première journée de tournage quelques semaines après. SD : Il avait commencé l’écriture, et il fallait qu’il aille chez sa mère dans la Sarthe pour faire des repérages photos, et étudier les lieux où les personnages évolueraient. C’est le genre de choses qu’on ne voit jamais, on a foncé. LB : On savait aussi que l’essentiel se passerait dans l’atelier, et qu’une journée en extérieur, c’était bien, que ça nous aérerait, et que ça aérerait aussi le film. SD : Voilà, on est arrivés, ça s’est super bien passé, on a dû faire trois heures de rush pour la première journée. C’est un film de 52 minutes, c’est ça ? C’est long, comme format… LB : Au départ on était partis pour un 26 minutes, puis… SD : On s’est dit qu’un 26’ ça ne suffirait pas. Si on partait pour le suivre pendant un an, six jours de tournage étalés sur toute l’année, on rentrerait jamais dans le format. D’autant qu’on était d’accord dès le départ pour le faire sans commentaires, en s’attachant seulement au personnage. On savait qu’il y aurait du temps de parole, et la nécessité de faire des pauses… LB : Avant de partir, on avait écrit une lettre d’intention et un vague scénario. Et au final, ce qu’on a obtenu correspond à 85% à ce qu’on avait envisagé au départ. On voulait vraiment suivre le rythme de la construction d’un album. On voulait qu’on sente le temps qui passe, les saisons qui se déroulent. On a vraiment obtenu à peu près tout ce qu’on espérait au départ… SD : On a eu aussi des moments très drôles ! Larcenet a-t-il eu un droit de regard sur le film ? LB : En fait, il nous a fait une totale confiance. SD : Le reportage s’est fait sur la durée, sur le ton de la confidence, donc il nous a parlé parfois de choses très personnelles, dont on n’avait pas forcément « besoin », et que l’on n’a pas gardées. C’était assez bizarre, comme tournage, pour nous… LB : … oui, c’était étrange, tout à la fin, de se dire, voilà c’est fini, en tous cas dans ce cadre-là… Qu’est-ce qui vous a surpris chez Manu Larcenet — si vous avez été surpris — alors qu’il ne s’agissait pas de votre première expérience avec un auteur de bande dessinée ? LB : Je ne sais pas dessiner moi-même, alors quand je vois, quel que soit l’auteur, un personnage se mettre à exister en trois coups de crayon, je suis impressionné. Et voir Manu planter une ambiance en quelques coups de crayon, ça m’étonne. SD : Moi ce qui m’a le plus surpris, c’est la clarté du propos. C’est peut-être pas propre à Larcenet, mais par notre travail on a une vision un peu réductrice du boulot des auteurs, parce que c’est toujours rapide, une demi-journée, une journée, voire quelques heures seulement. Là, Manu a été vraiment clair et précis tout du long, et ça c’est rare…Il sait vraiment de quoi il parle. LB : C’est vrai que Manu est extrêmement clair. C’est assez rare pour nous de rencontrer des gens qui soient capables à ce point d’ expliquer ce qu’ils font et pourquoi ils le font. SD : J’avais prévu de poser des questions du genre « et pourquoi tu mets tel petit trait ici », et en fait je n’ai pas eu besoin de les poser, il y répondait tout seul, on avait juste à le suivre avec la caméra et courir derrière lui !… On début on lui prenait la main pour l’emmener là où on voulait, puis très vite c’est lui qui nous a pris par la main… LB : En fait il nous a intégrés dans son truc. À la fin du film, d’ailleurs, il dit que vous avez influencé son travail. Ça vous inspire quoi, en tant que journalistes ? (Rires) SD : Si ‘album est une grosse merde, ben, on sera pas fiers, et si ça marche, c’est grâce à nous ! LB : Pour le coup, c’est vraiment un partage, comme ça arrive rarement. On ne l’a pas cherché, c’est arrivé comme ça…En fait, il s’est servi de nous ! (Rires) Non, mais le fait de discuter avec des gens et que ce soit amical, ça aide, ça clarifie les idées, tout devient plus clair. On a peut-être servi de miroir… SD : C’est vrai que la première journée de tournage a été tellement forte et intense, il s’est passé un truc. C’était la journée de repérages, on lui disait « bon, alors, on continue ? » et on est allés à la carrière qu’il avait oubliée, et ensuite, de retour chez lui, il regarde ses photos et dit « mais oui, mais ça j’y avais pas pensé, mais oui… », là on a vu le processus se mettre en route devant nos yeux, on se regardait avec Laurent en pensant qu’il se passait quelque chose, on n’était plus là, il était dans son truc. On a peut-être participé à ce petit déblocage. Plus tard, il nous a dit qu’après notre départ il avait écrit une dizaine de pages, que c’était plus clair. Se dire qu’on a un peu participé à ça, c’est bizarre. Le montage a dû être difficile, non ? Oh oui ! La scène du premier jour, par exemple, on aurait pu en faire 52 minutes à elle toute seule ! On a dû faire des choix, oui. Il faut d’ailleurs qu’on remercie la monteuse du film, Alexandra Willot. On a une chance de voir le film à la télévision, un jour ? LB : On va s’en occuper bientôt. On a envie que ça continue aussi, bien sûr. SD : En même temps, la bande dessinée et la télévision ne font pas toujours bon ménage, donc il ne faut pas trop se faire d’illusions, même si ça change… C’était pas le but premier, mais on en serait ravis, bien sûr. Thomas Ragon

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Andreas, voyage en Espagne…

  Ils sont sept, hommes et femmes venus d’Europe et d’Amérique rallier l’Espagne de la guerre civile. Sept novices, sept quintos, dont les destins vont soudainement basculer au cours d’un guet-apen. Sept âmes aux motivations complexes dissiquées avec talent par Andreas et Isa Cochet. Vous êtes l’auteur de deux séries en cours, Capricorne au Lombard et Arq chez Delcourt. Que représente ce one-shot dans votre parcours. Quelle en a été la genèse ? Depuis assez longtemps, Isabelle Cochet et moi, nous cherchions à travailler ensemble sur un projet qui lui permettrait d’aller au-delà du rôle de coloriste. De plus, en dehors de mes deux séries qui me prennent pas mal de temps, j’apprécie aussi pouvoir faire des choses constamment différentes. C’est très important. Cette histoire se déroule en pleine guerre civile espagnole. Quelles raisons ont guidé le choix de ce cadre historique. Je voulais surtout raconter une histoire avec des personnages. Utiliser le contexte de la guerre d’Espagne m’a ainsi permis de réunir des gens de nationalités et d’origines différentes, et de les isoler du reste du monde. Cela s’est imposé comme une évidence. Situer ce récit en temps de guerre était-il important ? Oui, car il me fallait choisir un moment où les règles sont différentes. Un moment où des morts, de guerre ou non, sont plus acceptables. Je devais aussi mettre mes personnages dans une situation extrême pour qu’ils se révèlent et qu’ils révèlent leur motivation. Car derrière leur engagement politique se cache des raisons plus personnelles, souvent bien différentes des grands idéaux et des causes à défendre. Avec le temps et les situations, les motivations se transforment et ne sont plus nécessairement celles qu’elles étaient au début. C’est cela que je voulais raconter plutôt que l’histoire avec un grand H. On est saisi par la richesse de vos personnages, tellement loin des clichés nationaux. Les nationalités jouent forcement un rôle. Mais j’ai essayé de me baser sur un ensemble de personnages que je connais, sans nécessairement penser en termes d'appartenance nationale. Voilà pourquoi, ils parlent tous français, qu’ils n’ont pas de d’accents, qu’ils n’utilisent aucune expression idiomatique. Les nationalités n’ont pas vraiment d’importance sauf à certains moments. L’histoire de cet album, c’est vraiment celle d’individus qui devraient former une équipe soudée mais qui n’y parviennent pas. Malgré l’immensité des paysages, on est ici dans un huit clos. À tel point que l’ennemi, qu’il soit espagnol ou allemand, est rarement représenté. Est-ce un choix délibéré ? Oui, c’est tout à fait intentionnel. Un moment donné, j’ai même songé à ne pas montrer du tout l’ennemi. Mais cela aura été trop propre, trop net et cela aurait dévié vers le simple exercice de style. Or comme je souhaitais rester dans une histoire humaine, des affrontements devaient forcément être représentés. Et puis, c’était tout de même important de montrer le danger que représentait le fascisme. Même si en face, dans les rangs allemands et espagnols, c’étaient aussi des êtres humains, pas forcément des méchants. En ce qui concerne le traitement graphique de vos personnages, il faut évoquer, pour ceux qui ne seraient pas familiers de votre oeuvre, votre style qui n’est pas tout à fait réaliste. C’est vrai. J’ai toujours une tendance à la caricature car je viens de cette école. J’étais un fou de Franquin et c’était ce style de dessin vers lequel je voulais tendre. Jusqu’à ce que quelqu’un me fasse remarquer que mes histoires n’étaient pas du tout marrantes mais sinistres. Je suis donc allé vers un style plus réaliste. Toutefois, j’apprécie toujours ce côté qui me permet de synthétiser et de simplifier. Cela m’aide aussi à conserver une dose d’autodérision et à ne pas me prendre trop au sérieux, ce qui avec un dessin trop réaliste peut arriver. Dans un récit comme Quintos, l’histoire n’est pas totalement dramatique et il y a aussi, légèrement, un peu d’humour. Ce style me permet aussi d’avoir un dessin plus efficace, avec plus de mouvement. Capricorne, est pour moi plus réaliste ; Quintos, c’était l’occasion de dépouiller mon dessin et d’épurer mon trait. Dans cet album, vous faites à nouveau preuve d’une remarquable maîtrise de la narration. Je suis de ce point de vue davantage influencé par l’école américaine que par l’école franco-belge. Pour moi, la narration, c’est ce qu’il y de plus important dans la bande dessinée. C’est un moment, entre le scénario et le dessin, où l’on se pose plein de questions : Où est-ce que le lecteur va regarder ? Où est-ce que je veux qu’il regarde ? Quel cheminement va prendre l’oeil à travers la page, la double page ? etc. C’est cela qui me motive et que j’essaie de toujours pousser plus loin, dans la limite de mes modestes moyens. Car au fond, ce que nous devons faire, c’est raconter une histoire et mettre le dessin à son service. Comment avez-vous travaillé avec Isa Cochet ? J’ai absolument tenu à ce qu’il soit mis « dessins : Andreas et Isa Cochet » car ce qu’Isabelle a réalisé dépasse de loin le travail de coloriste. Je lui ai donné un squelette qu’elle a étoffé. Tout ce qui concerne l’ambiance, le jour et la nuit, l’ombre et la lumière, cela vient d’elle. C’est entièrement son oeuvre et je ne lui ai donné aucune indication. Elle a beaucoup travaillé – sûrement davantage sur ces pages que moi- et je suis vraiment enchanté du résultat. R. Lachat PS : Encadré Isa Chochet « Andreas et moi, nous voulions depuis longtemps travailler en couleur directe. Jusqu’à présent, je coloriais uniquement en gris et j’avais la volonté de le faire directement sur son dessin. Sur ce projet, j’ai été très libre, Andreas me donnant seulement quelques indications sur les personnages et l’atmosphère. Pour le reste, j’ai pu faire ce que je souhaitais. Étonnamment, ce travail ne pas pris beaucoup plus de temps. Certes, j’ai été un peu effrayé lorsqu’Andréas m’a donné la première page. Mais je me suis vite fondue dans le projet ; j’ai fait quelques essais sur trois ou quatre planches, puis je suis allé directement sur la page. En fait, j’ai du mal avec les essais !Je me préfère me lancer. Un travail comme celui, c’est plus proche de l’intuitif que de la réflexion. Sur cet album, je me suis adapté au style d’Andreas qui est moins réaliste que celui de Capricorne. Comme il s’amusait avec les personnages et les paysages, je me suis aussi amusé avec les couleurs en allant vers quelque chose de plus léger et en prenant quelques distances avec la réalité. »

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Morvan Vs Proust

  Scénariste touche à tout, auteur du récent et remarqué album Le Petit Monde chez Dargaud, Morvan se colle au questionnaire de Proust après son dessinateur Munuera. Ma vertu préférée La naïveté acceptée Le principal trait de mon caractère La fragmentation La qualité que je préfère chez les hommes Leur talent de dessinateur La qualité que je préfère chez les femmes L'ouverture Mon principal défaut La boulimie Ma principale qualité L'enthousiasme Ce que j'apprécie le plus chez mes amis Qu'ils soient mes amis Mon occupation préférée Inventer Mon rêve de bonheur Avoir le bonheur d'inventer en rêvant Quel serait mon plus grand malheur ? Mourir A part moi-même, qui voudrais-je être ? Victor Hugo, mais je serai mort, donc non (voir plus haut) Où aimerais-je vivre ? Tokyo et Barcelone La couleur que je préfère Rouge La fleur que j'aime Celle du cerisier L'oiseau que je préfère Celui qui n'a pas la grippe Mes auteurs favoris en prose Kundera, Hugo, Vian, Barjavel, Marquez… Mes poètes préférés Je ne connais pas vraiment la poésie Mes héros dans la fiction Conan Mes héroïnes favorites dans la fiction Nävis Mes compositeurs préférés J'aime pas la musique Mes peintres préférés Bacon Mes héros dans la vie réelle Ceux qui survivent Mes héroïnes préférées dans la vie réelle Celles qui résistent Mes héros dans l'histoire Ceux qui ont la conscience d'en être Mes nourriture et boisson préférées Ebi-Udon et mizu Ce que je déteste par-dessus tout Les escargots Le personnage historique que je n'aime pas Stalimaopottitler Les faits historiques que je méprise le plus Ceux qui ne servent qu'à la propagande Le fait militaire que j'estime le plus Ceux des soldats inconnus La réforme que j'estime le plus Celle qui ne se fera jamais vers une vraie société des loisirs Le don de la nature que je voudrais avoir Pouvoir faire friser les poils de nez d'un seul regard, juste pour rire Comment j'aimerais mourir Comme on rit L'état présent de mon esprit Engrippé (de retour de Chine, danger !!) La faute qui m'inspire le plus d'indulgence La faute aux copies Ma devise Tu te reposeras quand tu seras mort Morvan

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Black Op 2 : l'interview

  Il y a un an Stephen Desberg et Hughes Labiano entreprenaient de revisiter les arcanes de la diplomatie américaine. Dans un thriller haletant et iconoclaste, ils imaginaient les liens de la CIA et de la mafia russe durant la guerre froide. Interrogatoire à l’occasion de la sortie d’un deuxième tome riche en révélations et rebondissements. Pouvez-vous nous rappeler comment est née votre collaboration avec Stephen Diesberg ? H. L. – Nous partageons, Stephen et moi, les mêmes intérêts pour l’actualité internationale et l’univers de l’espionnage. Il y avait donc de part et d’autre la même envie de mêler un fonds politique assez brûlant et très actuel avec la destinée d’un homme. Le premier projet que nous avons proposé était beaucoup plus centré sur l’aventure, davantage grand public. Il a été approfondi afin de le centrer sur l’histoire de Floyd qui grandit dans la seconde moitié du XXe siècle et le monde de la guerre froide. Stephen Esberg excelle à raconter de telles histoires. Tous les deux, nous sommes assez complémentaires. Si les idées fortes de l’intrigue viennent bien évidemment de lui, il a su tenir compte de certaines de mes remarques et de nos discussions. Comment travaillez-vous ensemble ? H. L. – La technique de Stephen est assez classique. Son travail sur le scénario me laisse pas mal de possibilités d’interprétation quant au découpage et à la manière d’attaquer les scènes et les séquences. Personnellement, je me sens assez à l’aise lorsque l’on ne me donne pas trop d’informations car je fais partie de ces dessinateurs qui aiment dominer complètement leur mise en forme de l’histoire. De ce point de vue, le travail de Stephen s’arrête exactement là où il faut. Avec cet album, vous retrouvez à nouveau, après Dixie Road, les Etats-Unis. H. L. – Oui. On me présente souvent comme un spécialiste de ce pays. Pourtant je ne pense pas l’être plus qu’un autre dessinateur ! Comme tout le monde, je vis dans un univers très américanisé, mais je ne peux pas dire que j’aime les Etats-Unis. Sur ce plan-là, Stephen et moi, nous sommes sur la même longueur d’ondes ! En fait, j’en avais un peu assez de faire toujours du contemporain, et en particulier sur le sol américain. Cela ne me passionnait plus. Voilà pourquoi l’idée centrale dans Black Op de faire voyager les personnages dans le temps et dans l’espace me plaisait. C’est d’ailleurs après lui avoir parlé de cette lassitude que Stephen a pensé faire du héros un agent de la CIA dont les missions l’amèneraient à voyager à travers le monde. Graphiquement, cela m’a ouvert un univers incroyable et j’ai pu avec plaisir m’atteler à dessiner l’Afghanistan ou l’Inde des cinquante dernières années. Par rapport au précédent tome, votre dessin a changé, notamment dans le choix des cadrages et la mise en page. H. L. – Je crois que mon dessin est tout simplement plus en place et que je commence à être sur ce deuxième album plus à l’aise dans cet univers. Sur le premier tome, et c’était une erreur, je me suis un peu refréné pour rentrer dans les canons du graphisme grand public. Voilà pourquoi je n’en suis pas totalement satisfait. Je me suis beaucoup plus lâché sur celui-ci et j’espère continuer à le faire sur les prochains. Je souhaite trouver sur cette série le juste équilibre entre mes préférences graphiques et ce qu’il faut concéder à l’histoire. Un mot sur l’excellent travail du coloriste. H. L. – J’avais été impressionné par le travail de Jean-Jacques Chagneaux sur Où le regard ne porte pas, un travail tout en nuance et en légèreté. J’avais envie de travailler avec lui, et notre collaboration se passe merveilleusement bien. Ses couleurs collent vraiment à mon travail. Avec Stephen et lui, nous formons tous les trois une vraie équipe. La guerre froide a inspiré beaucoup de littérature. Mais vous avez trouvé un angle très original en évoquant la mafia russe et son action sous le communisme. Pourquoi ce sujet et cette époque ? S. D. – Mon idée était surtout de parler des paradoxes de la politique internationale américaine. Etant à moitié américain mais vivant depuis toujours en Europe, c'est un sujet qui me travaille depuis un moment. La période Bush pousse souvent cette politique jusqu'à l'absurde, mais je crois qu'on peut dire que cela a été une constante des administrations successives de soutenir des régimes qui sont devenus ensuite leurs pires ennemis. Cette alliance entre la CIA et la mafia russe, pour plausible qu'elle ait pu être, me sert surtout à démontrer et développer ce point de vue. La mafia russe sera-t-elle toujours présente ou pensez-vous évoquer d’autres Black Op ? S. D. – Ce cycle de six albums raconte principalement l'implication d'un agent de la CIA, Floyd Whitman, dans ce processus. C’est donc un peu la vie de Floyd que nous suivons, de la mort de son père à la fin de la guerre 40-45, jusqu’au rôle de la mafia russe aujourd’hui, aux Etats-Unis, où elle est devenue le premier groupe criminel organisé. Dans un prochain cycle, nous aborderons d’autres aspects de la politique américaine. Sans doute avec Floyd dans un rôle secondaire, et donc d’autres personnages principaux. L’idée de conspiration est au cœur de votre intrigue. S’agit-il pour vous d’un ressort scénaristique comme un autre ? S. D. – Je ne parlerais même plus de conspiration. Je pense qu’il y a des collusions d’intérêts qui dominent et dirigent les grands axes politiques, et que depuis la chute du communisme, c’est devenu la norme morale de notre capitalisme. Floyd est un parfait antihéros. Partagez-vous ses désillusions sur la marche du monde et le rôle des Etats-Unis ? S. D. – Non, je ne vois pas Floyd comme un antihéros. Il a fait partie du système, certainement sans se poser assez de questions. Donc des désillusions, oui. Mais s’il n’y avait que ça, il ne reviendrait pas aux Etats-Unis après toutes ces années. Il a clairement des choses à régler. Votre tandem avec Labiano fonctionne redoutablement bien. Un mot sur son travail et ses apports. S. D. – C’est toujours difficile de répondre à ça. Black Op a existé parce que j’avais des envies qui rejoignaient celles de Hughes, et que nous avons pu créer cet espace entre nous où naissent des personnages, des voyages. Ce qui est le plus fascinant, c’est cette zone de partage, entre le scénario et le dessin, où chacun doit comprendre les intentions de l’autre. En plus du talent de Hughes, je crois que c’est cette confiance réciproque qui fonctionne bien. Rodolphe Lachat

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Blacksad ressort ses griffes !

  En l’espace de deux albums seulement, Blacksad est devenu un véritable « classique » de la bande dessinée. Alors que sort le troisième épisode intitulé Ame rouge, ainsi qu’un somptueux making of sur les travaux préparatoires et aquarellés de l’album, nous avons rencontré Guarnido, son dessinateur. Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui ? Je suis aux anges. Et même s’il y a une petite pression, cela ne change rien pour moi car je suis un gars pressé pour tout, même quand il s’agit d’aller à la boulangerie ! Il y a cependant une situation un peu étrange par rapport à tout ce battage fait autour de Blacksad. Dans le petit cercle de la BD, je vis au milieu d’une popularité qui me semble parfois un peu démesurée. Que voulez-vous dire ? Les gens me témoignent une certaine flatterie, pas méchante, mais j’ai l’impression qu’ils exagèrent un peu. Si ce n’est pas de la flatterie, c’est un enthousiasme plutôt gênant. J’ai déjà suffisamment à faire pour éviter de tomber dans l’autosatisfaction… Vous craignez de paraître prétentieux ? Non, mais j’ai peur du regard des autres qui auront vite fait de dire que, le succès aidant, je refuse leurs propositions alors que je les aurais acceptées auparavant. Mais il m’était plus facile de répondre favorablement lorsque j’étais moins sollicité. Alors, pour ne pas paraître odieux, je donne des milliers d’explications. C’est d’autant plus fou que je n’ai rien à justifier ! Enfin, le succès est complexe à gérer… Le succès apporte aussi des propositions extérieures qui peuvent être tout à fait intéressantes, non ? On m’a effectivement proposé pleins de projets, mais il n’y a rien eu de vraiment enthousiasmant. J’aurais aimé qu’on me commande un peu plus d’illustrations de presse mais ça ne s’est pas encore présenté. J’en ai fait quelques-unes pour le Figaro littéraire, c’est bien, mais j’aurais aimé pouvoir en faire plus et ailleurs. Pour parler de Blacksad, j’aimerais savoir si, selon vous, le fait d’avoir transposé les personnages dans un univers animalier a apporté beaucoup à la série ? Ce n’est pas mon choix, c’est celui du scénariste. Il a inventé ce personnage quand il avait dix-huit ans et il en avait même dessiné quelques histoires courtes. Je l’ai rencontré à cette époque là et, comme nous avions tous deux envie de faire de la BD, on s’était toujours dit qu’on travaillerait ensemble un jour. De mon côté, j’avais gardé en mémoire ce fameux Blacksad et, quand on s’est décidés à collaborer, je lui en ai reparlé. Vous vouliez mettre votre « patte » sur Blacksad ! Oui, même si certains disent que je n’ai pas de patte… En tout cas, je voulais absolument dessiner cela. Quand je regardais les planches de Diaz Canales, je me disais qu’il fallait absolument que je les redessine telles que je les voyais dans ma tête. Qu’est-ce qui vous plaisait tant ? Ce n’est pas l’époque des années cinquante puisqu’elle n’a été calée que bien après. Non, ce qui m’a plu au départ dans Blacksad, c’est son ambiance animalière. Déjà tout petit, la moitié de mes dessins étaient animaliers et ça, ça m’a toujours intéressé. Plus vieux, je regrettais qu’on ne fasse pas plus de séries animalières pour adulte. C’est vrai que ce genre n’est pas très en vogue. Il y en a assez peu. Je pense surtout à Max, un auteur espagnol très renommé qui a d’ailleurs fait plusieurs couvertures pour le New Yorker. Il a dessiné quelques histoires animalières tout à fait fabuleuses mais ça reste très exceptionnel. D’ailleurs, plusieurs des éditeurs qui ont refusé Blacksad pensaient que ce genre-là ne marcherait pas dans un registre adulte. Est-ce que c’est facile de se renouveler sur un troisième tome quand, comme vous, on a eu un tel succès d’emblée ? Je me laisse guider par le scénario dans lequel j’essaie de trouver l’inspiration. Ce sont les situations qui me poussent à la recherche de documentations qui vont, à leur tour, me donner l’envie de dessiner, avec de nouvelles exigences… A chaque histoire, on découvre un peu plus Blacksad… … Oui, petit à petit… C’est un personnage qui n’est pas fini et qui reste encore très énigmatique. Dans le tome 2, on apprend qu’il a fait la guerre, dans celui-ci, qu’il a été étudiant en Histoire et qu’il a été mis sur le droit chemin quand il était petit… Ces éléments doivent nous conduire à une découverte fondamentale de Blacksad ou bien sont-ils purement anecdotiques ? Nous prenons le même plaisir à découvrir ce personnage que les lecteurs, au fur et à mesure. Tout n’est pas écrit. Et d’un point de vue graphique, n’êtes-vous pas prisonnier du bestiaire et de ses symboles ? Non, pas forcément. Les méchants ne sont pas tous nécessairement identifiables à leur race. Parmi mes méchants, il y a eu un cheval, un ours… J’essaye de sortir des stéréotypes. Dans cet album, il y a des rôles un peu ambigus… Quand on regarde les planches, elles sont vraiment très riches graphiquement. Oui, et c’est un des plaisirs de l’animalier où justement, les personnages sont tous très différents les uns des autres avec des morphologies aux antipodes les unes des autres. Tout à l’heure, vous disiez qu’on vous a reproché de ne pas avoir de patte. Qu’est-ce que vous en pensez ? Oh, j’en ai suffisamment parlé avec le confrère qui me disait cela. Il m’a précisé sa pensée, on s’est bien chamaillés… Mais j’aime bien avoir, comme ça, des gens qui me remettent en question. Je ne prétends pas plaire à tout le monde et je conçois tout à fait que l’influence Disney qu’on retrouve dans Blacksad ne plaise pas, ou que le genre animalier rebute certains… L’influence de Disney est pourtant reléguée au second plan. Oui, mais elle est là et elle demeure tout de même ma référence principale. Surtout dans les films comme Les 101 dalmatiens ou Les Aristochats. On me dit d’ailleurs très souvent que Weekly est très copié de Robin des Bois. Disons qu’il le rappelle mais, mettez-les côte à côte, et vous verrez qu’ils ne se ressemblent pas tant que ça. Curieusement, des auteurs au style très différent revendiquent une influence de Disney. On ne peut pas dire que vous avez des points communs avec Uderzo, par exemple ?! Il m’a pourtant énormément marqué même si cela n’est pas immédiatement perceptible. Le plus drôle dans le cas d’Uderzo, c’est que l’influence s’est retournée puisque les studios Disney ont beaucoup regardé Astérix à un moment donné ! Moi-même, je n’ai pas à proprement parler de style original mais j’ai une façon de faire inspirée de plusieurs dessinateurs dont Moebius, Uderzo ou Disney. Ce sont mes piliers à moi et, finalement, je suis content que cela ne se ressente pas trop dans mes planches. Il faut dire également que le genre dans lequel vous évoluez, le polar noir, est lui aussi un domaine très balisé, dans un univers très réaliste. Diaz Canales et moi-même étions tous les deux suffisamment fascinés par les romans et le cinéma noir des années cinquante pour nous dire que c’est exactement ce que nous voulions traiter. Mais j’essaie de m’affranchir de ces codes dans des situations qui s’y prêtent. Je tends vers l’illustration lorsque le scénario l’exige et, d’autres fois, mon dessin est carrément humoristique, quitte à lorgner vers le cartoon. C’est le ton des séquences qui dicte mes choix. Quant au réalisme, je dirais qu’il m’intéresse plus à partir du moment où il recèle un brin de caricature. Je crois que le côté séduisant d’un dessin émane de la stylisation. Le réalisme pur et dur ne me suffirait pas. Pourtant, lorsque vous dessinez des femmes, il me semble que vous poussez moins loin la caricature. C’est vrai pour les jolies femmes. J’ai même tendance, lorsque je dessine une fille, à réduire la transformation animale que je fais subir à mes autres personnages. Je crois qu’il est très difficile de rendre crédible la beauté féminine si elle n’est pas un minimum humanisée. Il reste quelques petits signes distinctifs comme la truffe et les oreilles pour préserver la cohérence de l’univers animalier, voire même la forme du museau, mais je ne pousse pas tellement la caricature. Cela dit, dans cet album, il y a une petite secrétaire, une petite colombe, qui fonctionne bien en ayant très peu d’attributs humains. Il me semble que ma génération, nourrie par les cartoons, a été très préparée à recevoir les personnages féminins animaliers. On voit régulièrement des petites chattes ou des petites souris très féminines dans Tom & Jerry voire même de jolies petites cannes dans Daffy Duck, qui restent très sexy. Blacksad est très référencé cinéma noir des années cinquante. Vous puisez des références dans le cinéma d’aujourd’hui ? C’est une source d’inspiration évidente pour moi. Mais je dois dire que je suis très amateur de ce langage plus subtil qui caractérisait le cinéma d’autrefois. Je crois que celui du cinéma classique est plus épuré, plus construit, plus évocateur que descriptif. Aujourd’hui, il faut tout montrer, et le public a développé un regard voyeur. Il n’est pas rare de voir un gros plan sur un crâne qui explose lorsqu’une balle l’atteint. On va même jusqu’à faire un ralenti lorsqu’elle ressort de l’autre côté. Et ne parlons même pas du sexe. Auparavant, tout était suggéré et cela n’empêchait pas, à mon sens, la puissance de l’évocation. C’est l’éternelle question de l’érotisme qui est fort plus par ce qu’il suggère que par ce qu’il montre. C’est cela qui donne à Blacksad cette élégance si particulière ? Je l’espère. Mais je n’en suis pas le seul responsable car nous sommes deux sur le coup. Nous essayons de reproduire ce côté nuancé… cette subtilité même. On se permet cependant quelques séquences plus modernes quand l’efficacité le commande. Le côté action à la Bruce Willis est par exemple terriblement visuel. Vous êtes au tout début de l’aventure Blacksad. Comment voyez-vous l’avenir de la série ? J’aimerais continuer, c’est sûr, mais surtout rester frais. Je ne voudrais pas que nous nous répétions. Jusqu’ici, les échos que nous recevons pour cet album sont encore meilleurs que pour le précédent. Ça ne me stresse pas, mais je me rends compte que la barre est chaque fois plus haute. Le quinzième album sera-t-il meilleur que le quatorzième ? Ce qui est certain, c’est que je ne suis pas prêt de me lasser de cet univers d’autant que nous avons pas mal d’idées pour faire éventuellement évoluer la série. On a tout le temps d’y réfléchir ! Ch & B.P-Y

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Les mots de Rodolphe

  Co-scénariste de la série Kenya en compagnie de Leo (qui est également le dessinateur de cette série dont le tome 4, Interventions, sort en janvier), Rodolphe est assurément l’un des principaux acteurs de son métier. Il réagit ici à une liste de mots… Afrique Le gamin que j’étais dans les années cinquante rêvait devant les grandes cartes de l’Afrique que le maître accrochait sur le tableau noir, et dont il nous faisait suivre les tracés du bout d’une longue règle. Il y avait là, peints de rose, de bleu layette, de vert tendre ou de violet, l’AOF (Afrique occidentale française), l’AEF (Afrique équatoriale française), le Congo belge… et bien sûr, une certaine colonie anglaise appelée Kenya ! Cela dit, je n’ai jamais mis les pieds en Afrique ! Juste la tête !… Hemingway On s’est un peu inspirés de lui, avec Leo, pour camper le Remington de notre série Kenya. Un personnage haut en couleur, fort en gueule, assez brutal, volontiers grossier, plutôt macho. Mais solide, volontaire, courageux… Leo Alors qu’avec l’érosion du temps, beaucoup d’amis sont devenus des copains, voire des relations, Leo, de co-auteur est devenu copain, et de copain est devenu ami… On a grand plaisir à se voir pour travailler ensemble et tout autant plaisir à se voir pour ne rien faire (hormis boire quelques verres) Boisson écossaise Je ne vois pas de quoi vous parlez : des eaux de source à la pureté remarquable ? Science-fiction J’ai été un gros lecteur, un lecteur boulimique de SF dans les années soixante-dix. Mais par SF, j’entendais d’avantage « Speculative Fiction » que « Science Fiction ». La science m’a toujours gavé ! J’étais fan de Spinrad, Silverberg, Priest, Farmer et surtout Dick ! Le grand, le fabuleux Philip K. Dick ! Le temps des copains C’est le titre de l’exposition-rétrospective que j’ai montée autour d’Alain Bignon, mon co-auteur de La Voix des anges et grand ami, disparu il y a maintenant un peu plus de deux ans. L’exposition m’a également permis d’évoquer le souvenir d’autres visages familiers disparus : Jacques Lob (qui m’a fait démarrer dans la profession), Jean-Claude Forest (qui m’a honoré de son amitié), Guy Vidal (qui a publié mes premières histoires). Trent Notre première et plus longue collaboration, Leo et moi. Huit albums réalisés en une dizaine d’années. Le personnage du sergent solitaire affrontant la neige et le froid du grand Nord canadien est certainement né de mes lectures d’enfant dans la fameuse « Bibliothèque Verte » : Jack London et surtout le trop méconnu James Oliver Curwood. Enfance C’est Baudelaire qui disait : « Le génie n’est que l’enfance retrouvée. » Je ne prétends pas au génie, loin de là ! mais je sais que les singularités de mon travail, de mes thématiques, de mon univers ont leurs racines dans mon enfance. Premières lectures, premières rencontres, premières illuminations, premières douleurs, c’est là que l’essentiel d’une vie déjà se met en place… Gene Vincent Tout petit, je suis tombé dans le rock’n’roll. J’y suis toujours. J’y habite. Avec délices. J’abrite dans mon living quelques milliers de galettes de vinyl consacrées à cette musique du diable. Gene Vincent fait partie de mon Panthéon, et j’ai le grand plaisir de travailler actuellement sur une biographie (très libre) le concernant. L’album, dessiné par Georges Van Linthout, est prévu pour la collection « Long Courrier » de Dargaud. Polyptyque Pour la collection « Polyptique » du Lombard, nous avons signé récemment avec Bertrand Marchal le premier volet d’une tétralogie, un thriller fantastico-médical intitulé Frontière. On s’y interroge sur ce qu’est la réalité, ce que sont les fictions et le virtuel… L’ombre du grand P. K. Dick rôde dans les parages… Angoulême Dicton : « Noël en décembre, festival d’Angoulême en janvier. » Je n’en raterais une édition pour rien au monde ! C’est le rendez-vous annuel de toute la famille, de toute la tribu BD ! Je retrouve là mille copains ! Une foule de petits-neveux et petits-cousins ! C’est grisant ! Imagine C’était le titre d’une éphémère revue que nous avions créée au milieu des années soixante-dix avec Jacques Lob et Stan Barets. On y a publié la première BD de Floc’h (dont j’avais écrit le scénario !) et la première version (noir et blanc) de La Quête de l’oiseau du temps. Pas si mal, non ? Sixties Une époque flamboyante. La découverte de la liberté. Hendrix, Brian Jones, l’acide, le psychédélisme, Guy Pellaert. Pilote, aussi… Ecriture Mon métier depuis vingt-cinq ans. Et avant que ce soit mon métier, une grande envie, un rêve une passion. Les mots, les phrases, les images forment la matière que j’utilise, que je malaxe et que j’organise à ma façon. Cela continue à me captiver. Totalement. Comme au premier jour. Comme à la première page du roman (inachevé bien sûr !) commencé à l’âge de dix ans sur un gros carnet de mon grand-père !

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Le bonjour de Victor !

  Entré en bande dessinée par la case Focu (publié aux éditions Paquet), Diego Aranega débarque dans la collection « Poisson Pilote » en janvier avec une nouvelle série, Victor Lalouz. Comme Tintin, ce personnage joue au reporter-journaliste. Mais la comparaison s’arrête là : Victor Lalouz est au journalisme ce que le ver est à la pomme : une calamité, que dis-je, un fléau ! Victor Lalouz, c’est un peu le con qui ne doute pas de lui. Non ? Comme le disait Bruce Lee, « Douter c’est prendre de la distance ». Victor n’est carrément pas capable de ça ! Il vit sa vie au ras du premier degré, d’ailleurs le second, il ne sait même pas ça existe. Psychologiquement, son dossier est plus blindé que la salle des coffres de la banque de France, même son psy a du mal à s’y retrouver. Là-dessus, viennent se greffer deux ou trois carences au niveau affectif et culture générale, une histoire familiale un peu chargée ; cette bouillabaisse peut expliquer le sentiment de connerie qu’on ressent quand on le regarde agir, en revanche quand on s’attarde un peu, on comprend que Victor est vraiment plus complexe qu’un simple con de base sans options. Con et moche : petit, à demi-chauve avec des lunettes et un sourire niais. Pourquoi tant de cruauté envers votre personnage ?! Comme le disait Patrick Sébastien : « Tout n’est que question de perception. » Victor partage cette vision du monde, il voit le verre du côté à moitié plein, alors « demi-chauve », non : Victor se voit comme un « quasi-chevelu ». Quant au sourire niais, on réglera les comptes à la récré : quand je dessine, je me regarde toujours dans la glace. Bon, OK j’avoue, physiquement Victor n’entre pas dans les classifications prédéfinies des canons de la beauté, il est différent et ce n’est pas un hasard. Quand j’ai imaginé ses aventures, je voulais qu’il ne ressemble à aucun autre héros de BD (sans aucune prétention, attention hein), c’était ultra-important pour moi de situer mon héros dans une vraie marge, à son stade de différence, Victor ne pouvait que se positionner en mode « réactif » : pour s’en sortir, c’était soit le cirque, soit la notoriété. Pis, on le sait, aujourd’hui avoir un physique différent c’est super pour se faire remarquer, c’est un plus, et entre nous (attention astuce BD-comique), une phrase sérieuse dite par un mec moche sera toujours plus percutante et drôle que la même phrase dite par un beau gosse. Engagé « sur un malentendu » dans une radio, il est amené à parler aux auditeurs (auditrices, surtout). Et là, c’est incontrôlable… Comme le disait Aziz du Loft 1 : « Oui, c’est clair. » La vie de Victor est effectivement une succession de quiproquos et de malentendus qui finissent toujours (par je ne sais quelle magie) à le conduire plus haut : quand Victor est engagé à la radio, c’est comme simple standardiste, le fait que les auditeurs se rendent compte qu’ils peuvent rire de lui à ses dépens sans qu’il percute y est pour beaucoup dans son ascension ! Quant à lui, il croit que son plébiscite général tient à la pertinence de ses interventions. Tout repose sur ce décalage. Avouez-le, votre rêve aurait été de faire de l’animation sur une radio plutôt qu’auteur de BD, non ? Comme le disait Philippe Bouvard en 1948 : « La radio et la BD sont deux univers super différents qui se recoupent certainement mais perso je ne vois pas trop où. » Effectivement, une carrière dans l’animation radio m’aurait bien plu, mais attention, je n’ai pas dit mon dernier mot : récemment le patron d’une grosse radio nationale m’a personnellement contacté pour me proposer une rubrique quotidienne dans une émission très très en vogue le temps de midi. Non, je déconne. Focu était assez annonciateur de Victor Lalouz : un mélange d’humour parfois cruel et sans complaisance… Les meilleures sont les plus courtes alors je vais arrêter de systématiquement faire mes citations en début de réponse. Pour en revenir à Focu et au reste de mon travail, oui, il y a de ça ! mais je ne suis jamais méchant. C’est juste que je construis mes personnages sur le squelette de leurs points faibles, c’est un bon moyen de leur donner la couche d’humanité requise pour les rendre ultra-touchants. Pourquoi ce système de demi-planche – « format » qui a d’ailleurs remarquablement fait ses preuves avec Le Retour à la terre ? Au-delà de l’hommage à Franquin (Lalouz/Lagaffe), le double-strip est un format super adapté aux gags (mon billet que ni Ferri ni Larcenet diraient le contraire – big-up à eux deux) : son avantage sur le simple strip est qu’il laisse le temps aux dialogues et aux silences de se développer. Le « rythme » est évidemment plus soutenu que sur une planche complète, mais surtout on va à l’essentiel sans s’encombrer de ce qui n’est pas « obligatoire ». Moralité, en ce qui me concerne et pour gérer un personnage comme Victor Lalouz, la demi-planche c’est le juste équilibre de la forme par rapport au fond. Et n’oublions pas que c’est aussi une façon de mettre deux fois plus de vannes dans un album de 48 pages, ce qui ne gâte rien. Victor continuera-t-il à faire de la radio par la suite ? Dans son deuxième album, oui ! Ensuite, il sera peut-être propulsé dans d’autres univers, tout est possible avec lui. Victor est un fils du vent, il pourrait très bien vivre en caravane le long d’une autoroute si on lui disait que c’est là qu’il doit attendre son ascenseur social ! Quelle serait la devise de Victor ? J’hésite entre « Born to win » et « Ch. JF expérimentée pour massages intimes-urgent pliz ». Eric Gauvain

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Riad Sattouf, insatiable !

  Vous ne pouvez pas le rater en librairie : Riad Sattouf, auteur du nouveau Jérémie (“Poisson Pilote”, Dargaud, en novembre) a également signé Retour au collège ( Hachette littérature, en septembre) et Pipit Farlouse (Milan, en septembre encore) alors que commence la prépublication du tome 2 dans Capsule cosmique. L’occasion d’en apprendre un peu plus sur cet auteur particulièrement attachant. Qu'est-ce qui peut pousser un dessinateur à abandonner le dessin réaliste (Petit Verglas) pour se lancer dans le dessin humoristique ? Eh bien, à l'époque de Petit verglas, je dessinais déja à la manière de Jérémie, mais je n'arrivais pas à placer de projet dans ce style. J'avais écrit un storyboard complet de 46 pages d'un album "SF-comique" qui s'appellait "les aventures de cosmo". Je l'avais présenté à Delcourt et il l'avait refusé. Il faut dire que c'était pas super... En fait j'avais envie de raconter mes propres histoires, tout simplement. Je n'étais pas satisfait de mon dessin sur Petit verglas, j'étais terriblement frustré. Puis j'ai rencontré Emile Bravo, dont j'adorais le travail, et il a été très encourageant. Il m'a poussé à essayer d'écrire mes propres trucs, à recommencer... On sent que Jérémie a vraiment été un déclic dans votre travail mais aussi dans l'accueil du public et de la profession, vous avez même reçu le prix René Goscinny... Je me rappelle du jour ou j'ai signé le contrat de Jérémie. J'avais recu un coup de fil de Guy Vidal, me disant: "haha, ca m'a bien fait rigoler vot' truc, on peut se voir?" et j'arrivais chez Dargaud! Guy Vidal me dit comme ça, de but en blanc: "Bienvenue dans “Poisson Pilote!". Il était vraiment la première personne a me dire: "Riad Sattouf, voilà, je vous donne votre chance, allez-y". J'étais tellement heureux! En sortant de chez Dargaud, je me suis mis a courir comme un dératé en poussant des couinements de cinglé tout du long du boulevard de la chapelle! Quand Les Jolis pieds de Florence sont sortis, l'accueil qu'il a reçu m'a beaucoup touché. Et le prix goscinny aussi, surtout que c'est un prix du scénario, moi qui avait commencé comme dessinateur. Je me suis dit: "trop bien, je vais pouvoir enfin gagner ma vie en racontant mes propres histoires..." C'est un bonheur indescriptible. Dans le prochain album on retrouvera Jérémie qui va essayer de se ranger, vivant notamment avec sa copine dans une maison avec ce que cela implique. Ce "rêve" de Jérémie, serait-il le vôtre ?! Je voulais confronter Jérémie à cette étape classique, d'être amené à un moment ou un autre à se poser des questions sur ses comportements pour évoluer. Mais bon, dans le cas de Jérémie, ça ne se fait pas vraiment sans mal! "Les pauvres aventures de Jérémie" n'est pas une série autobiographique, c'est plutôt un condensé d'histoires provoquées par ma paranoïa… Jérémie, c'est le anti-héros absolu, un Gaston Lagaffe d'aujourd'hui en plus complexé et plus stressé. Et le plus drôle est que l'on s'attache à lui ! Oui, sans doute, c'est son coté " petit chien " qui doit le rendre attachant. Quand je travaille ses expressions, j'essaie de leur donner un aspect canin! Jérémie ne semble pas vraiment conscient, il fait n'importe quoi n'importe comment, en s'agitant comme une jeune bichon frisé. J'ai rencontré récemment une fille qui m'a dit: "ton jérémie, je sens exactement l'odeur qu'il doit avoir"! C'est un animal je vous dis… Votre vision de la société est plutôt cynique et sans complaisance. Seriez-vous un misantrophe aigri ou un spectateur lucide ?! Je ne pense pas être cynique et misanthrope, mais je pense pas être lucide non plus! Je suis très sociable et j'adore rencontrer de nouvelles personnes. Mais c'est vrai que c'est le coté sombre des choses qui me fait rire, tout ce qui est ridicule et désespéré! J'ai toujours l'impression d'être dans un reportage de Strip Tease (l'émission), de voir la réalité comme ça! Le moindre fait, le moindre acte anodin, prend des proportions hilarantes juste parce qu'on le montre d'une certaine façon. Vous abordez des thèmes parfois peu évidents, comme l'échangisme ou celui de la circoncision (chez Bréal). Ce dernier vous a d'ailleurs valu quelques soucis avec la justice; où en êtes-vous aujourd'hui avec cette affaire ? Oui, je suis passionné par ces sujets jugés souvent comme "limite" ou "vulgaires"... C'est tellement intéressant! Suite à Ma cironcision, j'ai du aller à la police pour expliquer pourquoi j'avais présenté une image négative de mon père dans mon livre. C'était tellement ridicule que ça en devenait comique. Le jour du passage de l'éditeur devant la commission de censure, la représentante du ministère de l'intérieur (à l'époque, Sarkozy) a décrété gravement mon livre raciste envers "les Cimmériens" (je rappelle que c'est la tribu de Conan le barbare)! Quand on lui a indiqué que les Cimmériens étaient des personnages de fictions dans les livres d'Howard, elle s'est étonnée: "ha bon? C'est pas une tribu de bédouins de Syrie?" sur le ton méprisant qu'on imagine… Mais a part ça, j'ai reçu beaucoup de lettres de médecins et de personnes ravies que je puisse parlé de ce comportement violent et mutilatoire qu'est la circoncision. Crumb pense que “la réalité n'est pas faite pour être visuellement plaisante”. Qu'en pensez-vous ? Et bien je suis évidemment d'accord : je ne vois pas quoi dire de plus… Question à laquelle avait répondu Desproges à sa façon : selon vous, peut on rire de tout ? Je pompe sa réponse! "Oui mais pas avec n'importe qui"! Vous être d'origine syrienne, cela vous permet-il pas d'avoir d’une certaine façon une vision plus aiguë sur la société française, un regard plus neutre ? Je ne pense pas avoir de "vision de la société", c'est assez prétentieux. Je suis trop parano pour avoir une "vision" quelconque! (rires) La collection "Poisson Pilote" fera l'objet d'une exposition à Angoulême où plusieurs auteurs de la génération Pilote témoigneront. Certains d'entre eux, dont Pétillon, Bretéche, F'murrrr ou Lauzier, ont déjà dit tout le bien qu'ils pensaient de votre travail. Ça fait quoi d'être "adoubé" par ces auteurs prestigieux ? Hé bien, cela fait très plaisir : ce sont des auteurs que j'admire énormément. Mais c'est aussi angoissant, car le plus terrifiant est de réussir à avoir une carrière aussi longue, productive et belle que la leur… Ça c'est pas gagné! Vous travaillez aujourd'hui dans la presse pour Charlie hebdo, Fluide Glacial, Capsule Cosmique, Bang et "l'irrégulomadaire" qu'est Pilote. Pour vous la presse est une nécessité ? Je dirais que oui, dans le sens ou cela me permet de toucher un large public et d'aborder des thèmes différents! Mais quand je vois cette imposante liste de journaux, je me dis que les gens risquent d'en avoir marre de ma pomme... François Le Bescond

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Pierre Christin nous parle de Mourir au Paradis

Pierre Christin nous présente ici son prochain album, Mourir au paradis, qui sortira chez Dargaud dans la collection « Long Courrier » en octobre (dessin de Mounier). Un témoignage qui donne un éclairage particulièrement instructif sur certaines dérives sociétales… C’est au cours d’un séjour chez un de mes amis américains, écrivain à Monterey, sur la côte ouest, que j’ai découvert ma première « gated city ». Non loin des terres de Clint Eastwood, il y avait là une luxueuse et gigantesque enclave située en bord de mer, un lieu entouré de murs et de barrières, avec check point et milices privées, parsemé de terrains de golf somptueux et de copies de manoirs anglais (ou burgs allemands, ou bastides françaises, ou pagodes japonaises). J’ai traîné dans cet espace exclusif aux règlements de copropriété drastiques et à la cooptation pointilleuse des nouveaux propriétaires, avec toujours un 4x4 de flic dans les parages, des caméras de surveillance partout et – fondamentalement – à peu près tout ce qui fait les plaisirs de la vie (se promener à pied par exemple) interdit. Ça m’a fait un choc. Mais il a fallu un second choc pour que je sache vraiment ce que je ressentais. Car c’était aussi l’époque où la loi dite « 3 strikes you are out » commençait à produire ses premiers effets. Et, dans le journal local, je découvrais qu’un pauvre bougre (black bien sûr) venait d’écoper d’une peine de prison à vie incompressible, puisqu’il avait commis son troisième délit : après avoir piqué du cash dans une caisse de supermarché, il avait pissé dans un parc public et finalement volé un fer à repasser pour sa femme enceinte. Résultat des courses pour ces affaires dont on mesure aisément la gravité : au gnouf pour le restant de ses jours ! Je visitais d’autres lotissements protégés aux USA (souvent des lieux pour rentiers plus ou poins fortunés), mais aussi en Angleterre (c’est dans l’un d’eux qu’on avait installé Augusto Pinochet, non loin de Margaret Thatcher), à Johannesburg (où l’on a l’impression d’une ville assiégée) et en Amérique latine (où la grande bourgeoisie n’a jamais vraiment accepté la promiscuité raciale ou sociale). Et peu à peu mes pensées s’éclaircissaient, notamment avec la lecture des terribles textes de Loïc Waquant sur les prisons américaines rappelant, entre autres choses, qu’il y a plus de jeunes Noirs dans le système carcéral qu’à l’université. C’est ainsi que j’en arrivais à la conclusion suivante : dans le monde moderne, c’est-à-dire le monde US, on met de plus en plus de pauvres en prison pour les écarter de la société. Mais, par une épouvantable ironie de l’histoire, les riches se mettent eux-mêmes en prison pour ne plus avoir affaire à cette société, se regroupant entre eux sur un rêve américain qui n’a peut-être jamais vraiment existé, un monde à la Frank Capra, à la Norman Rockwell, avec avocats intègres et petites filles en robes à fleurs dans des décors idylliques de films à téléphones roses. A cela, il convient d’ajouter la présence massive des armes à feu que l’on trouve naturellement dans ces lieux où la défense exacerbée de la propriété individuelle tient lieu de morale à tout faire. Jusqu’au jour où l’arsenal se retourne contre les gamins de la communauté et entraîne l’un de ces massacres où une école se trouve prise sous le feu de ses propres enfants. Tout était prêt pour aborder le récit de Mourir au paradis, d’autant plus que le phénomène des « gated cities » fait école en France, par exemple autour de Toulouse, même s’il reste pour l’instant plus bonhomme qu’aux USA et se résume pour l’essentiel à des pancartes menaçantes et à des tournées de maîtres-chiens. Pour raconter Mourir au paradis, j’ai fait appel à Alain Mounier dont la délicatesse presque miniaturiste et la retenue élégante évitaient de sombrer dans le règlement de compte antiaméricain et l’outrance visuelle, qui n’est pas du tout mon propos. Nous avons fait le choix, en quelque sorte, d’un traitement doux de quelque chose d’extrêmement dur. Ce qui permet de poser calmement la question suivante. Au moment de la sortie de Partie de chasse, réalisé dans les années 80 avec Enki Bilal, le bloc soviétique paraissait encore au sommet de sa puissance et se revendiquait d’un « avenir radieux ». Moins de dix ans plus tard, il n’en restait plus rien et notre album était jugé par beaucoup d’observateurs politiques comme prémonitoire. Qu’en sera-t-il de Mourir au paradis ? N’ayant pas spécialement le goût de jouer les annonciateurs d’apocalypse, et même si l’on peut penser que l’Amérique de Bush est un colosse obèse perclus de maladies mentales, j’avoue que je n’en sais rien et que c’est aussi bien ainsi. Pierre Christin