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Interview de Christophe Blain

 En plein rush avant la sortie du tome 3 de Gus à la fin du mois, Christophe Blain a répondu à nos questions...    Bientôt la sortie du tome 3, va-t-on retrouver Gus que l’on a un peu perdu de vue dans « Beau Bandit » pour suivre Clem ?    Absolument. On le voit partout. Ca ne parle que de lui. Je me demande s'il y a une case où il n’apparait pas.    Clem va-t-il se transformer en « gentleman cambrioleur » ? Arsène Lupin est-il un personnage que vous appréciez ? Après les pirates, les cow boys, est-ce un nouveau genre de personnages que vous aimeriez dépeindre en bandes dessinées ?    Peut-être. Je ne sais pas. C’est Clem qui est fasciné par cette imagerie. Pas moi.    Isabella semble être une héroïne récurrente que vous affectionnez, poursuivra-t-elle sa carrière d’outlaw, seulement esquissée dans « Beau Bandit » ?    Isabella n’est pas là. Je pense qu’elle reviendra parce que je l’aime beaucoup.    Le tome 3 est très attendu et encore plus depuis qu’il fait parti de la sélection officielle d’Angoulême 2009. Qu’attendez-vous de cette 36ème édition ?    Le premier tome avait aussi été sélectionné. On m’a rien donné. Bouh. J’ai déjà eu des prix, alors maintenant, j’ai plus rien.    Quels sont vos projets ? Vos envies ?    J’en ai plein. J’en ai trop. Je ne sais plus quoi en faire. Je vais me coucher. Je vais faire une dépression. Au revoir.      Delphine Bonardi  www.dargaud.com

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Interview de Bouzard

 The Autobiography of a Mitroll est un nouvel opus de la "vie" de Bouzard. Il y découvre un lourd secret familial au chevet de sa mère malade et se lance dans un road movie haletant, en compagnie de Flopi, sur les routes de Bretagne...  Après Football Football, la série déjantée des "Autobiography" (dont les trois premiers tomes sont parus aux Requins Marteaux) arrive chez Poisson Pilote pour le plus grand plaisir des amateurs de l'esprit bête et méchant mais toujours hilarant de Bouzard.   Traditionnelle question pour une « autobiographie » : quelle part d’autobiographie dans cet album ? et… hum… comment se porte votre maman ?    Difficile de dire jusqu’où peut aller se nicher l’autobiographie... parfois le gag ou la situation la plus stupide peut contenir une part de vérité (c’est d’ailleurs bien souvent le mélange de tout ça qui est le plus intéressant à mon avis). Il faut que l’on sente que confusément, il y a des vraies parties de ma vie là-dedans... quant à ma mère, pour le moment elle est en bonne santé (c’est d’ailleurs une situation qui illustre bien le mélange évoqué précédemment : ma mère est vivante : fausse autobiographie... j’ai une mère : vraie autobiographie).   Vous aviez dit dans une interview que vous travaillez essentiellement à l’improvisation. Sur cet album, on a quand même bien l’impression d’un scénario très construit. Est-ce le cas ? Avez-vous travaillé différemment pour cet album ?    J’ai effectivement travaillé planche par planche avec l’idée directrice principale : mon père est un troll... ensuite, l’histoire s’est construite sous mes yeux, un peu comme si je la vivais (je me mettais dans la peau du personnage dans telle ou telle situation) et que je la dessinais au fur et à mesure de l’évolution... D’habitude, je travaille sur des formats de 4 à 10 planches (rarement plus) et je connais bien le mécanisme de ce genre d’histoire courte avec des impératifs de durée courte : il faut aller à l’essentiel.  Là, c’était un peu plus compliqué car j’avais perdu mes repères de rythme et de temps narratif. Très vite, s’est imposé un découpage sur l’album : 1. j’apprends que mon père est un troll. 2. ma réaction et la recherche scientifique qui va conforter cette hypothèse. 3. Je pars sur les routes (road movie).  En ayant ce schéma en tête, je me rapprochais de quelque chose de connu et c’était un peu plus rassurant car du coup, l’histoire serait (à mon sens) équilibrée. Si on sent un scénario construit sous tout ça, c’est que j’ai réussi à travailler sur ce format comme je le fais depuis toujours avec des petites histoires. Si on sent que c’est un peu à la va comme je te pousse, c’est que je suis démasqué et il faudra me rendre à l’évidence : construire une histoire, ce n’est pas rester vautré devant des séries télévisées en attendant l’heure du repas...   Vous avez beaucoup aimé travailler sur les strips parus dans le journal So Foot et qui forment le recueil Football Football. Y a-t-il d’autres sujets que le football qui pourrait vous inspirer au point de pouvoir dessiner quotidiennement ?    Je travaille pour So Foot tous les mois à raison d’une planche par mois. L’album “Football Football“ est la compilation de ces planches augmentée d’inédits... Les strips quotidiens étaient dessinés pour Libération durant la coupe du monde (j’ai d’ailleurs recommencé pour le championnat d’Europe cette année) et c’est vrai que j’apprécie vraiment cette façon de travailler dans l’urgence même si c’est assez épuisant...  Non, je crois que je suis assez connaisseur de ce sport (de l’intérieur j’entends, car je suis joueur du dimanche) même si ma culture générale en la matière est extrêmement limitée et je ne vois pas de quoi je pourrais parler avec la même envie et la même passion.   Que répondez-vous à vos fans qui vous sacrent « l’homme le plus drôle du monde » ?    Je leur réponds que je les adore et qu’ils ont le meilleur goût du monde...   Quels sont vos projets ? Vos envies ?    Pour l’instant, je souffle un peu après la course contre la montre pour terminer l’album dans les temps.  Ensuite, j’aimerais prendre le temps de faire le second album du “Club des quatre“ chez Six pieds sous terre...  Quant à mon envie du moment, ça serait de faire un “Football Football“ par an, qui suivrait la saison de foot... mais là, c’est un sacré boulot et c’est pas gagné...       Delphine Bonardi www.dargaud.com

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Interview de Xavier Dorison et Mathieu Lauffray

A tout ceux qui attendaient avec impatience la suite du récit d'aventure passionnant qu'est Long John Silver, bonne nouvelle ! Le 26 septembre, Neptune , le tome 2 paraît et vous embarquerez immédiatement avec Long John Silver et Lady Vivian Hastings pour un long et périlleux voyage en plein Atlantique, destination : la cité de Guyanacapac !  Xavier Dorison et Matthieu Lauffray nous en dévoilent un peu plus... L’équipage du Neptune a pris la mer… Une femme à bord, cela va-t-il porter malheur ? Cet album s’annonce sombre, est-ce le cas ? Xavier Dorison : En l’occurrence, ce n’est pas encore la femme qui va porter malheur (ça viendra…), mais un jeune adolescent, Jack O’Kief…  Oui, difficile de le nier, l’album est assez sombre. Cette course folle vers Guyanacapac, combinée à l’obstination de Silver et Hastings conduit irrémédiablement les personnages au pire. Comme le résume le docteur Livesey dans ses notes, tous nos protagonistes finissent « loin d’eux-mêmes ».  Cela dit, même si l’on peut parler d’un voyage « tragique », Mathieu et moi avons essayé de garder en permanence un regard attentif sur le comique de situation de la plupart des scènes. Entre les mensonges de Silver, les manipulations de Vivian ou les emportements de Livesey, il y a souvent (on l’espère !) de quoi sourire…   Matthieu Lauffray : Un navire est un lieu clos, perdu au coeur d'un grand nulle part. En effet en dépit des apparences, les grands espaces qu'il traverse ne sont qu'illusions inaccessibles. Un récit de navigation est un huis clos en plein air, un univers carcéral sous des airs de plaisance. En réalité, il n'y a ni alternatives, ni échappatoires aux enjeux qui le hantent. Or les circonstances qui ont suscité ce voyage comportent, en elles-mêmes, le nécessaire à une bonne explosion... Quelles sont les qualités et les défauts d’un pirate selon vous ? Quelle image du pirate avez-vous voulu donner à Long John ? Xavier Dorison : À mon sens, la plus grande qualité d’un pirate est d’être un rêveur. Il ne suit pas les voies toutes tracées, il se construit son propre monde et ses propres codes. En cela, il est un champion de la liberté.  Et son plus grand défaut…. Est d’être un rêveur. On ne peut nier indéfiniment la réalité sans en payer les conséquences. De plus, celui qui rêve est, par définition, « ailleurs », loin de réalité. Or, cette vie réelle (pour ne pas dire, la société) est le seul endroit où l’on construit. Silver peut prendre le contrôle de tous les navires, il ne les bâtira jamais. Son exil de la société le condamne à être pillard, jamais architecte ou bâtisseur.   Matthieu Lauffray : Un pirate est incapable de se soumettre à un autre système de valeur que celui qu'il a choisi. Il choisit son navire, il choisit sa mission et il nomme son capitaine. Mais là ne s'arrête pas son goût inné du caprice! Il est également indépendant et favorise toujours la joie de l'instant aux rêves des bâtisseurs. Ce choix de vie comporte une réponse possible dans un monde ouvert et distendu qui autorise le joyeux bazar, si violent soit-il ! Puis le temps est venu où notre petit monde n'a plus pu contenir trop de mouvements désordonnés. Le clou qui dépasse, on l'écrase comme disent nos amis chinois. Au final c'est à se demander si ce n'est pas plus une affaire de problèmes de stockage plus que d'idéologie....  Long John me passionne car il a conscience de tout cela, contrairement à la plupart de ses semblables. Il voit la beauté de ce combat perdu d'avance. Cela en fait un jouisseur conscient de la tragédie de son idéal. Il aime l'individu. Il respecte cette lady Hastings car il voit en elle le courage de s'élever, de sortir de sa case. Il se voit en elle bien des années auparavant. Tout comme il aurait voulu léguer ses valeurs au jeune Hawkins puis au jeune Jack O'Kief. Il aimerait que tout cela demeure. Il a peur du vide, peur de la mort, il pleure ce monde qui massacre aveuglement la personnalité au profit du système. Avez-vous dans vos recherches pour cet album trouvés des anecdotes insolites (…à l’encontre de l’image du pirate-perroquet-jambe de bois, par exemple) ? Xavier Dorison : Des marins obligés de se nourrir dans le noir pour ne pas voir les vers grouillant sur leurs biscuits aux tortures les plus horribles pratiquées par les pirates, ce ne sont pas les anecdotes qui manquent dans les écrits consacrés à la piraterie.  Nous en avons accumulé beaucoup lors de la phase de recherche, mais « l’histoire » prenant déjà une place énorme, nous n’en avons gardé que très peu. Stevenson avait laissé son personnage « en suspens ». Long John Silver était-il un salaud ou non ? C’est assez jouissif pour un amateur de l’île au trésor de prolonger l’aventure et suivre la psychologie d’un personnage aussi mystérieux que LJS. Y a-t-il d’autres personnages « en suspens » qui pourraient vous donner envie de créer une histoire ? Xavier Dorison : Oui, beaucoup…. Je travaille sur un projet qui se veut une suite imaginaire de l’Île Mystérieuse de Jules Vernes. Le « cahier des charges » reste le même ; essayer de rendre hommage à l’œuvre d’origine, ne l’abîmer sous aucun prétexte, respecter les personnages, recréer une partie du « plaisir » original, bref, essayer d’apporter sa pierre à un immense édifice.   Matthieu Lauffray : Comme je le disais précédemment, j'ai une vision bien personnelle de Long John. Et en effet je suis ravi de pouvoir donner un point de vue sur ce personnage mythique. C'est évidemment un personnage crépusculaire. Il est le dernier pirate. Il le sait, il n'aura pas d'héritier. Son monde est mort. A première vue plein d'autres pirates sont à même de m'inspirer. Mais je pense partir plutôt vers un récit de l'âge d'or de la piraterie! A l'époque ou ils représentaient une véritable force. Le capitaine Blood par exemple ou d'autres équivalent Français que nous ignorons trop souvent! Cette histoire initiée par Xavier est d'avantage un reçit d'aventure que de piraterie. C'est une chasse au trésor, une expédition, et nous montrons la dernière geste pirate mais pour mieux montrer leur déclin. Point d'abordages, point de canonnades, point de Jolly Rogers flottant au vent ! Nos gaillards s'infiltrent en clandestins et se comportent davantage comme de vulgaires bandits. La fourberie et la ruse l'emportent sur la bravoure et l'audace. Ils ont bien compris leur époque. Avez-vous rencontré des difficultés tant au niveau du scénario que du dessin ? Matthieu Lauffray : Ce deuxième album a été un grand moment de plaisir a réaliser. Une formidable collaboration avec Xavier autour de ce que je considère comme notre meilleure histoire. Un vrai récit de personnages où se mêlent passions et trahisons ! Mon graphisme a besoin d'émotions et de pathos pour s'exprimer ! Il s'accommode peu d'intrigues et sous intrigues distillées à la serpe par une pleine population de personnages prétextes. Ce deuxième tome m'a fait un bien fou. A part le tome 3 de LJS, avez-vous d’autres projets en cours, d’autres envies pour le futur ? Matthieu Lauffray : Plein d'idées ! Toujours dans l'aventure, la BD ou le cinéma. Je ne crois pas avoir liquidé mon envie de pirates ! Ce genre me convient à merveille. J'ai aussi un projet d'histoire fantastique que j'écrirai en solo. Projet en deux albums qui me tient fichtrement à coeur. J'y ai mis tout ce que j'aime, du tout petit au gigantesque. De l'humain, de l'humain ! Un autre projet historique en un album, probablement co-écrit me titille assez...   Xavier Dorison : XIII Mystery Chez Dargaud (sortie le 3 octobre) et W.E.S.T 5 pour l'été prochain ! Sinon les Sentinelles Tome 2 en novembre (Robert Laffont) et Le Syndrome d'Abel, aussi fin novembre, Chez Glénat.     Delphine Bonardiwww.dargaud.com

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Interview de Fabien Nury et Jack Manini

Le 5 septembre paraît le premier tome d’un terrifiant diptyque… Nécromancy ! Polar fantastique signé Fabien Nury et Jack Manini, Nécromancy est au croisement des Incorruptibles et de Lovecraft. Amateur de récit historique et de surnaturel, plongez dans les Ténèbres au cœur d’une vengeance implacable… au-delà de la mort.  Les auteurs racontent… Comment est née l’idée de ce diptyque ? Pourriez-vous nous en faire le « pitch » ? Fabien NuryLe pitch : Nouvelle Orléans, 1928. Un homme règne sur les vivants. D’entre les morts viendra sa chute.  J’avais lu un petit roman de Lovecraft, « L’affaire Charles Dexter Ward », dans lequel il était question de nécromancie. En voyant que l’action se déroulait aux Etats-Unis, pendant la Prohibition, je me suis dit que je pourrais raconter une histoire fantastique du point de vue d’un gangster… Ce qui m’intéressait beaucoup, car le gangster est la figure matérialiste par excellence ! C’était marrant, de se demander : « Et si Al Capone tombait sur des revenants, qu’en ferait-il ? Il essayerait de les re-tuer ? » Jack Manini C’est ce qui m’a séduit dès le départ. À l’instar des « Sopranos » ou le mafieux gère ses crimes et s’enlise dans ses problèmes familiaux, Gordon, notre gangster, règle ses problèmes à coups de flingues, mais face au surnaturel, il va devoir sérieusement se remettre en question. Comment s’est passée votre collaboration ? F. Nury Jack a lu le scénario. On a bu quelques bouteilles de vin pour faire connaissance. Et puis Jack s’est mis au boulot. On a rebu un peu de vin. Il s’est remis au boulot. Et ainsi de suite. C’est un métier dur, scénariste. J. Manini Je confirme. Le dessinateur doit savoir synchroniser son lever de coude avec le scénariste. C’est aussi dur que la danse aquatique sans eau, mais c’est le secret d’une bonne collaboration. Quelles ont été vos sources d’inspiration pour le dessin comme pour le scénario ? F. Nury Lovecraft, donc. Plus tous les films et romans traitant de la Prohibition, et du crime organisé. J. Manini Les Comics américains sont ma première source d’inspiration. Le trait nerveux d’un Joe Kubert, son encrage est un modèle. Mais la couleur est devenue ma grande passion. La couleur situe l’ambiance, et je me suis régalé en développant la belle gamme horrifique de Nécromancy Vous êtes-vous beaucoup documenté sur le sujet de la nécromancie ? Avez-vous des anecdotes à nous faire partager ? F. Nury J’ai visité des cimetières, appris des langues oubliées, interrogé quelques revenants… C’est aussi un métier dangereux, scénariste. J. Manini Là aussi, j’ai suivi Fabien. J’apprécie ses longues balades dans le surnaturel, lui devant… et moi, très loin derrière. Croyez-vous au surnaturel ? F. Nury Non. Je suis comme Gordon, le gangster. Je ne crois pas à la vie après la mort. Et pourtant… j’aimerais bien. J. Manini Oui, jusqu’à ce jour fatidique… J’étais pourtant très beau dans ma tenue de première communion. A l’église de Montargis, il y avait juste trois petites marches à gravir. Dès la première, je me suis pris les pieds dans ma robe de communion et ratatiné la tronche. Depuis le rire mesquin de mes petits camarades, j’évite toutes formes de surnaturel ! Quels sont vos projets ? Vos envies ? F. Nury Faire un diptyque avec Thierry Robin, intitulé « La Mort de Staline ». Mais rassurez-vous, une fois mort, Staline ne revient pas. J. Manini … Je continue mon activité de scénariste. J’écris une série sur les débuts d’Hollywood avec Marc Malès au dessin chez Glénat, et une nouvelle trilogie traitant des Catacombes, avec Michel Chevereau, au pinceau.  … Sinon, il faut que je trouve les bonnes incantations pour finir à temps le dessin de Nécromancy 2, qui sortira en Janvier 2009 ! Regardez la bande annonce de Nécromancy en cliquant ici Delphine Bonardi www.dargaud.com

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Interview de Dominique Bertail

Amateur de thriller, d'espionnage, d'anticipation, préparez-vous à être comblé ! Ghost Money, la nouvelle série signée Thierry Smolderen et Dominique Bertail, vous plongera au coeur d'intrigues palpitantes, avec pour toile de fond la guerre contre le terrorisme... Le dessinateur de cette série très prometteuse nous en dit plus : Comment est née l’idée de cet album ?  Elle est née de nos préoccupations communes (NDLR : Thierry Smolderen et Dominique Bertail) pour ce monde post 2001. Ca fait longtemps que Smoldo suit de près les pérégrinations du gang des Neo-cons’. De mon côté, je planche depuis un moment sur l’évolution de l’esthétique militaire et de ce qu’elle reflète d’une époque, et en l’occurrence, de la nôtre. Du coup, dans mes carnets, les dessins de drones, de combattants de l’ UCK albanaise et de MI-35 israéliens venait côtoyer les dessins de mode, de hussards et de grands espaces. Attentif à ça, Smoldo nous a façonné un espace commun et m’a servi sur un plateau le synopsis de Ghost Money. Ça a été vraiment bon de retrouver Smolderen sur un projet de BD, on avait déjà bien appris à se connaître (et essuyé quelques plâtres) en faisant l’ Enfer des Pelgram, puis en travaillant sur Coconino-World. Ca n’a pas été évident pour moi de me lancer dans une série contemporaine, J’ai toujours été très mal à l’aise quant à la représentation d’aujourd’hui, de la position à prendre vis-à-vis du «banal». Quelles ont été vos sources d’inspiration pour le dessin ?  Ca vient un peu de partout… Je me nourris surtout de presse spécialisée... J’adore les bureaux de presse, c’est un paradis ! Il y a tout l’inconscient collectif bien rangé ! J’achète régulièrement Citizen K, Monsieur magazine, Raids, l’Officiel, Science et Vie Junior, National Géographic ,des revues japonaises de concept cars… mais en général, je préfère regarder vite fait sur place… ça rentre tout seul et ça fait une petite salade sans se donner trop de mal.  Mes plus grandes influences pour ce projet… Le cinéma de Michael Mann, les peintures de David Hockney, les sculptures de James Turrell et les BD d’Hergé, d’Otomo et de Franquin.  Avec Ghost money, j’aimerais prendre un peu de distance avec l’espace classique photo réaliste et le rendre plus pictural. En même temps, j’essaie de faire oublier que c’est du dessin tout en l’assumant. De ce point de vue là, je suis en train de redécouvrir le dessin de Vance sur XIII (grâce à l’ édition N&B de Niffle). La grande Classe !!!  C’est très gratifiant de travailler avec Thierry, parce qu’il connaît presque mieux mon dessin que moi. Chaque chose qu’il me donne à dessiner m’oblige à découvrir des nouvelles dimensions du dessin. Il a la double casquette feuilletoniste /théoricien. Les planches de la manifestation anti-néoconservateurs sont époustouflantes, elles ont l’air d’avoir été filmées. Utilisez-vous des techniques particulières pour travailler certains effets ?  En fait, ça a été une séquence particulièrement difficile à mettre en scène. Je suis allé à Londres pour repérer un peu le quartier de la LSE et voir par où pouvait passer cette manif’. J’avais un story board très précis avant d’aller prendre des photos, mais j’ai dû pas mal adapter en fonction de l’espace. J’aime bien aller sur les lieux de l’action (quand c’est possible) et imaginer nos personnages s’y déplacer. C’est un peu comme créer une mémoire, la reconstituer et la dessiner… comme si la scène avait vraiment eu lieu. Comment s’est passée votre collaboration avec Thierry Smolderen ? Le terrorisme, la guerre au Proche Orient, Guantanamo, le 11 septembre sont des sujets particulièrement brûlants. Avez-vous beaucoup discuté ensemble avant de travailler sur l’album ?  Avant et pendant. L’album est né d’une indignation, mais il s’agit de ne pas trop raconter n’importe quoi, de ne pas tomber dans l’anti-américanisme primaire. On passe à peu près 2 heures par jour au téléphone. On s’envoie de la doc, des images, des articles, qui nous donnent des envies d’histoires, de mises en scène. Thierry a autant de préoccupations de dessin, d’architecture et de lumière, que moi de scénario. C’est une vraie partie de ping pong. On en discute, Thierry écrit, je réagis par un storyboard et une proposition de mise en scène, on voit si ça marche, on redécoupe par ci, réécrit par là, je dessine les pages, et Thierry repasse une couche finale de réécriture en fonction du rythme et de l’expression des personnages. Thierry fait attention de ne pas prendre trop d’avance au scénario, pour qu’on reste bien en phase.Il n’y a quasiment pas de conflits d’égo, on est chacun au service de l’histoire et on veut raconter la même chose tout en sachant ce que chacun veut raconter. Ghost Money est un thriller d’anticipation où se mêlent complot et espionnage : que sera le monde 20 ans après le 11 septembre ? Que pensez-vous des thèses qui ont entouré cet événement ?...  Les théories du complot néo-cons' prennent le devant de la scène, en ce moment, mettant en cause le gouvernement dans les attentats du 11 septembre (cf. Loose change, sur le net). Malheureusement, elles se discréditent d’elles-mêmes par de nombreuses incohérences et ressemblent à des divagations d’ufologues. Ce qui sert bien la soupe de l’administration Bush.  Je n’ai aucune compétence pour en penser quoi que ce soit. Je m’étonne juste que les coûts exorbitants de la guerre au Moyen-Orient soient payés par les fonds publics tandis que les contrats pharaoniques de reconstructions et les contrats de guerre privée (Blackwater) soient remportés pas des compagnies privées appartenant à des membres de l’administration. Le tout dans le plus parfait mépris de la vie humaine. Le tour de passe-passe n’est pas nouveau dans l’histoire de l’humanité, mais c’est toujours aussi révoltant. Quand on se demande à qui profite le crime (le 11 septembre), ce n’est clairement ni à Ben Laden, ni à Saddam Hussein. Craignez-vous avoir de plus en plus de matière pour cette nouvelle série avec les tensions actuelles autour de l’Iran ?  En 2001 déjà, le « Dessous des Cartes » présentait les opérations en Irak et en Afghanistan, soutenues par des constructions de bases militaires en Arabie Saoudite, Emirats et Koweït, comme un vaste plan d’encerclement de l’Iran.  Régulièrement, les « milieux autorisés » insistent sur l’imminence du conflit. On a rarement vu une telle guerre annoncée. La population américaine accepterait-elle un Nième conflit ? L’armée en a-t-elle seulement les moyens ? Poutine laisserait-il les USA se rapprocher aussi dangereusement de sa chasse gardée turkmène ? Malheureusement, avec l’imminence des élections américaines, on n’est pas à l’abri d’un coup de Trafalgar.  Quant à savoir si cela va nous donner de la matière, ce serait un peu cynique de penser en ces termes. Thierry s’applique à préserver dans son scénar une place pour tout bouleversement politique, mais on essaie d’éviter les spéculations malsaines. Ne croyez-vous pas que l’image des Etats-Unis dans le monde va changer durablement si Barack Obama est élu ?  J’en rêve, vu l’admiration que j’ai pour ce pays. Mais j’ai peur que ce soit un peu tard. Des générations entières du monde arabe ont subi les foudres aveugles et criminelles du clan Bush. Les blessures risquent de rester vives encore quelque temps. Mais peut-être Obama saura-t-il les apaiser. Sans rien dévoiler, que pouvez-vous nous dire sur la suite de Ghost Money ?  Je ne me prononce pas sans Thierry, je peux juste vous dire qu’on essaie de se surprendre l’un l’autre et de se fixer des challenges impossibles. Du coup, on ne sait pas encore trop à quoi ça va ressembler… Quels sont vos projets ?  Je m’arrache les cheveux sur une histoire pour Alain Beaulet, dans la Série de L’Homme-nuit et l’ Homme-tableau et garde en tête une éventuelle suite à Shandy. Mais la priorité reste Ghost Money. Ah si !, je suis en train de préparer une expo de grandes aquarelles pour la Galerie Arludik, pour début septembre.  C’est intimidant, les grands formats… il y a une grande feuille blanche de 2 mètres de haut qui m’attend et j’ose pas trop y aller… Delphine Bonardi www.dargaud.com

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Interview d'Appollo et Brüno

Pour la sortie très attendue de Commando Colonial, la nouvelle série d'Appollo et Brüno chez Poisson Pilote, les deux auteurs ont accepté de répondre à quelques questions... Impatient d'avoir entre les mains ce fameux tome 1 ? Lisez leur interview pour avoir un avant-goût de l'album (et de l'humour d'Appollo et Brüno) et qui vous permettra de patienter jusqu'à la sortie d'Opération Ironclad le 22 août ! Comment est née l’idée de Commando Colonial ? Brüno : Pour être franc, je ne m’en souviens pas très bien... Appollo a dû me parler d’une envie de faire un récit de guerre, et j’ai dû rétorquer : “Wouaw, j’en suis, mec, ça va être l'éclate !”. Appollo : Brüno et moi, après Biotope, avions envie de continuer dans le récit de genre, et l’idée de faire une série de guerre nous plaisait bien, d’autant que c’est un genre un peu délaissé en bande dessinée depuis quelques années. Nous avions envie de retrouver un peu l’esprit de Pratt (pour les « Scorpions du désert ») ou d’Hergé, parce que c’est de la bd populaire que nous aimons beaucoup. J’aimais bien l’idée de raconter des épisodes de la seconde guerre mondiale un peu décalés, qui se situent en marge du conflit européen, en périphérie : ça donne une grande liberté d’action et c’est une géographie coloniale qui m’a toujours intéressé. Vous êtes-vous beaucoup documenté pour cet album ? Appollo : Je connaissais de longue date l’histoire du débarquement anglais à Diégo Suarez, parce que c’est un épisode dont on parle à la Réunion (beaucoup de soldats français venaient de la Réunion) et j’ai fait des recherches plus précises sur les opérations militaires et le contexte colonial malgache. Il n’y a pas énormément de livres sur le sujet, mais j’ai quand même trouvé pas mal de choses étonnantes. Il y en a beaucoup que j’ai à peine utilisées ou que j’évoque rapidement et que j’aurais pu développer, mais il a bien fallu se restreindre pour que ça ne devienne pas un livre historique didactique. Je crois que Brüno s’est pas mal renseigné sur les uniformes et ce genre de trucs. Brüno : Plus que sur mes précédents livres. Mais la documentation se résume au minimum vital pour recréer l'époque de façon crédible. Le but n'est pas de faire un album pour historiens tatillons. Malgré le succès populaire en 2006 du film Indigènes, l’implication des colonies dans les deux guerres reste souvent reléguée au second plan. Qu’avez-vous pensé du film ? et du « sursaut de mémoire » qu’il a engendré ? Appollo : L’histoire coloniale de la France est très bizarrement peu connue et très rarement envisagée par la fiction française. Il y a aussi par exemple le premier film de J. J. Annaud, « La victoire en chantant », qui racontait un épisode de la 1ere Guerre Mondiale en Afrique centrale. C’est une étrange amnésie. L’armée française de libération était pourtant largement composée de troupes coloniales et de Français de l’Outre-Mer, et on l’oublie tout le temps. « Indigènes » n’est pas un chef d’œuvre cinématographique, mais au moins c’est un film qui rappelait la part décisive des colonies dans l’avènement de la France libre. Je ne sais pas si c’est une question de « devoir de mémoire » - je trouve l’expression un peu fatigante – mais je voulais aussi rappeler que la France de la seconde guerre mondiale ne se résumait pas aux collabos et aux résistants de l’intérieur. C’est une manière de rendre hommage aux Forces françaises libres qu’on oublie toujours, et aux personnalités hors du commun qui ont pu les composer : je pense à Romain Gary, à Leclerc, à tous les inconnus qui ont eu des destins exceptionnels, comme par exemple ces Franco-Mauriciens qu’on parachutait en France, ou aussi ces soldats d’Afrique centrale, puis du reste du continent, du Pacifique, de l’Océan Indien, qui ont fait une guerre qui ne les concernait peut-être pas vraiment.  Nous avons voulu vraiment faire une bd de divertissement, d’aventure, mais oui, évidemment, ça n’empêchait pas une forme d’hommage aux acteurs incroyables de cette histoire. Brüno : Euh...Le mérite de ce film est d’avoir rappelé que les héros de la Libération n’étaient pas uniquement les Français de l’intérieur. Mais malgré tout, en se concentrant sur les Maghrébins, (et en oubliant un peu les troupes d'Afrique noire et les Pieds-Noirs) le film ne propose-t-il pas, à son tour, une vision un peu réductrice des troupes coloniales ? Quant au “sursaut de mémoire”, j’imagine qu’il a duré le temps de l’exploitation du film en salle, non ? Pourriez-vous me donner trois adjectifs qui qualifieraient la série Commando Colonial ? Appollo : Je laisse Brüno les trouver, c’est trop compliqué pour moi. Brüno : Viril. Smart. Epique. Comment s’est passée votre collaboration sur cet album ? Appollo : J’adore travailler avec Brüno, il y a toujours comme une sorte d’évidence, nous sommes sur la même longueur d’onde. Un de mes amis m’a dit un jour que Brüno était mon « double graphique ». Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais j’aime bien cette définition. Brüno : Comme pour Biotope. A merveille. Et d’un point de vue technique, surtout par mails et par téléphone (merci aux cartes téléphoniques prépayées pour l'Afrique, car les communications vers l’Angola -Appollo vit en Angola, et moi en France- sont hors de prix)... Combien de tomes sont prévus ? Où enverrez-vous le major Robillard et le premier-maître Rivière dans le tome 2 ? Appollo : Si notre gentil éditeur le veut bien (c’est à dire s’il y a des lecteurs qui nous suivent), il y aura des épisodes tant que nous aurons des idées et de l’enthousiasme. J’aimerais bien traverser la seconde guerre mondiale et finir sur la guerre d’Indochine par exemple. Ca pourrait prendre 10 tomes mais peut-être plus, pourquoi pas. Commando Colonial, dans notre esprit, est une vraie série comme on en faisait avant : chaque histoire étant autonome, on peut continuer tant que ça nous amuse.  Le tome 2 devrait se situer entre une île du canal du Mozambique et l’archipel enneigé des Kerguelen. Ensuite, nous irons en Afrique du Nord, dans le Pacifique, et il pourra y avoir des épisodes solos de Maurice Rivière ou d’Antoine Robillard ailleurs : à l'île Maurice, à la Réunion… Brüno : Si le succès est au rendez-vous, une centaine; le but étant de battre le score de Ric Hochet... Récemment, dans le magazine [dBD], vous êtes cité parmi les 22 auteurs de la Nouvelle Vague du 9ème Art. Un commentaire ? Appollo : C’est flatteur, surtout que je suis deuxième du classement (je sais que c’est une question d’ordre alphabétique, mais je m’en fiche)!  Je ne crois pas aux classements, et je ne suis pas sûr de bien comprendre la cohérence ou la logique de celui-là en particulier, mais ça me fait évidemment plaisir qu’ils aient songé à moi. Bien sûr, j’aurais préféré que dBD ait un impact médiatique plus important – par exemple pour frimer à la boulangerie en allant acheter du pain – mais c’est déjà pas mal. Ca me permet de me moquer de Brüno qui n’en fait pas partie (ce loser). Quels sont vos projets ? Appollo : Je travaille sur le tome 2 de Commando Colonial avec Brüno, et nous aimerions aussi entreprendre un long récit se passant en Afrique de nos jours, quelque chose comme un roman noir, dans tous les sens du terme. Je vais commencer aussi un nouveau livre avec Stéphane Oiry, un peu dans la continuité de Pauline (et les loups-garous), toujours sur l’adolescence, et enfin, j’aimerais faire un livre sur Baudelaire à la Réunion, avec Tanquerelle. Brüno : Le tome 2 de Junk, un western avec Nicolas Pothier. Un one-shot avec Pascal Jousselin qui aura pour cadre la scène jazz des années 50 aux Etats-Unis.  Et une myriade de projets avec Appollo, qui aborderont des thèmes très variés, de Che Guevara à Motörhead, en passant par la décolonisation en Afrique (Et naturellement, le tome 2 de Commando Colonial.) Delphine Bonardiwww.dargaud.com

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Interview de Cava et Segui

A l'occasion de la sortie de Serpents aveugles, les deux auteurs espagnols Felipe Cava et Bartolomé Segui nous parlent de leur travail sur ce magnifique album plein de promesses. A travers cette interview, le scénariste et le dessinateur lèvent un peu le voile sur ce polar fantastique et historique, nouvelle perle de la collection Long Courrier. Comment est née l’idée de cet album ? Segui : Depuis que nous nous sommes rencontrés sur les pages de la revue Madrid(revue dirigée par Felipe), j’ai toujours gardé une prédisposition spéciale à travailler avec Felipe. À la différence de mes travaux plus « sérieux », pour la revue El Vibora, les petites histoires destinées à Madrid étaient un souffle de liberté qui m’a permis d’expérimenter un côté plus pictural et plus artistique de mon travail. Après ça, chaque collaboration a été une porte ouverte à cette sensation de liberté créative que Felipe offre. Cava : Tout est né de la proposition de Seguí de faire un album qui pourrait intéresser le marché français. Après en avoir discuté, il m’a parlé de son envie de travailler sur une ambiance style fin années trente, entre les Etats-Unis et l’Espagne. Vous êtes-vous beaucoup documenté sur le sujet ? Quels documents vous ont été utiles ? Segui : Concernant la partie graphique, vu que c’était un travail destiné au public français, il fallait un cadre historique bien précis. La plupart de mes histoires se déroulent dans différentes ambiances urbaines contemporaines, avec lesquelles je suis à l’aise sans devoir trop me documenter. En revanche, l’histoire des Serpents aveugles a lieu dans un contexte historique bien précis, l’année 1939 pendant la guerre civile espagnole, et, au-delà de Barcelone, à New York pendant les mêmes années. Mon but était d’arriver à recréer une scène de ces années-là qui soit suffisamment réaliste sans pour autant tomber dans la rigidité historique. Felipe m’a passé beaucoup de documentations pour certaines scènes, Google aussi m’a aidé et, surtout, les photos de New York de Berenice Abbott ont fait tout le reste. Cava : Moi, je connais très bien cette période de l'histoire, c’est celle qui m’a toujours le plus attiré, peut-être parce que rarement, comme à ce moment-là, s’est produit dans l’histoire un tel choc entre les totalitarismes (communisme et fascisme), avec pour conséquence la mort de milliers d’innocents. D’un autre côté, ça ne fait pas longtemps que j’ai terminé un documentaire pour la Télévision espagnole, qui est tiré du livre de l’écrivain Jorge Martinez Reverte sur la bataille de l’Èbre. Comment s’est passée votre collaboration ? Qu’appréciez-vous dans le travail de l’autre ? Segui : Je ne sais pas si, pour les autres dessinateurs qui ont travaillé avec lui, ça s’est passé de la même manière, mais, pour moi, travailler avec Felipe est synonyme de liberté. C'est un excellent scénariste et à chaque fois qu’un scénario de lui m'est tombé dans les mains, j’ai eu la sensation que, même sans l'ajout du dessin, le résultat serait excellent. Sans besoin de beaucoup d’explications, l’histoire est comme ça, il faut juste la dessiner. Et, sur cet aspect-là, Felipe non plus n’exige pas trop. J’espère que ça se passe ainsi pour lui aussi, parce qu’il a confiance dans mon travail. Cava : Seguí est un dessinateur prodigieux et ne trahit jamais son style. Il a une merveilleuse capacité d’adaptation à l’esprit et aux temps du récit dans chaque livre qu’il a fait, en solo ou en équipe. À cette occasion, il réussit à me surprendre, une fois de plus, par la rigueur de son travail et pour avoir trouvé l’esthétique que cette histoire exigeait. Il a fait plusieurs essais avec les lignes et les couleurs avant de trouver celle qui lui a paru optimale. Pourquoi ce titre de « Serpents aveugles » ? Cava : Je ne voulais pas que le titre ait une traduction trop explicite de ce que raconte le livre. L’idée de serpents aveugles me semble transmettre, dès le début, un certain sentiment d'inquiétude, de péril, qui sont, au final, les deux points qui caractérisent les limites de l'idéalisme, sujet central de l’album. Avez-vous rencontré des difficultés dans l’écriture du scénario ? Dans le dessin ? Segui : Pour mon premier livre en couleur, la difficulté était d’atteindre l’unité chromatique pour décrire l’atmosphère de ces années. J’ai toujours été assez anarchique avec la couleur et, si j’avais utilisé la palette de l’ordinateur j’aurais couru le danger de faire quelque chose de trop mécanique. En redessinant sur des images scannées, on donne l'impression d’un dessin ancien. Pour donner à la couleur un trait plus libre et avoir un résultat proche du tableau, j’ai travaillé avec de la peinture... Cava : Je n’ai pas eu de difficultés particulières au moment d’écrire le scénario. Juste ça : savoir que je travaillais pour Dargaud m’a poussé à donner à l'album la même épaisseur que ceux de Charlier et Christin qui remplissent toujours leurs histoires de précieuses informations sur leurs personnages. Quels sont vos auteurs préférés ? Votre dernier coup de cœur Bd, roman, ciné, musique ? Segui : Il y a des auteurs qui sont pour moi des références, des figures inaccessibles qui m'ont donné l'envie de ce métier comme Moebius, Eisner, Breccia… Parmi les plus actuels, j'apprécie plus particulièrement la complexe simplicité de Blain. Je l'ai découvert dans Isaac le pirate.  Pour les romans, n’importe quel volume de la trilogie de Cormac McCarthy.  Au ciné, le dernier grand film que j’ai vu « Les Promesses de l'ombre » de Cronenberg. Cava : J’ai toujours eu un faible pour Carlos Sampayo. Et, puisqu'on parle au public français, j'avoue beaucoup aimer la façon de mélanger réalité et fiction d’un cinéaste comme Bertrand Tavernier ou d'un écrivain comme Didier Daeninckx. Quels sont vos projets ? Cava : Si le public français est réceptif à notre album et que la maison d’édition est satisfaite, nous aimerions préparer un nouveau projet pour la France. Delphine Bonardiwww.dargaud.com

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Interview de Vanna Vinci pour Sophia

Après Aida, à la croisée des chemins, la talenteuse auteur italienne Vanna Vinci publie en France un diptyque en noir & blanc, Sophia. Trop peu connue encore dans l'hexagone, Vanna Vinci est un auteur confirmé, à découvrir absolument ! A l'occasion de la sortie de Sophia, elle nous parle un peu plus d'elle, de ses débuts et de son thème de prédilection : la quête d'identité. Pouvez-vous nous parler en quelques mots de votre parcours dans la BD ?  J’ai commencé à écrire et dessiner des bandes dessinées en tant que professionnelle pour une maison d’édition qui s’appelle Granata press au début des années 1990. Cela a été une expérience importante, il s’agissait d’une maison d’édition prestigieuse et expérimentée. Quand Granata a fermé, j’ai travaillé pour Bonelli, Kodansha et Linus. Les livres les plus importants que j’ai produits sont pour ma maison d’édition Kappa Edition. J’ai collaboré pendant de nombreuses années pour leur magazine Mondo Naif et tous mes livres et bandes dessinées sont publiés et republiés par eux. Comment est née l’idée du scénario de Sophia ?  J’ai toujours eu un grand intérêt pour l’alchimie, tout en étant sceptique, je n’ai pas un laboratoire dans ma cave !… Je suis très curieuse des symboles, au-delà même du point de vue graphique. J’ai eu l’idée d’écrire Sophia en écoutant à la radio une intervention du plus célèbre occultiste italien Paolo Lucarelli, aujourd’hui décédé. A la question que serait un alchimiste aujourd’hui, il avait répondu qu’il serait sûrement notaire à la retraite. Une personne qui mène des recherches fondamentales pour l’humanité, contre la mort et la maladie, de façon discrète, en marge, en se cachant. Voilà, l’idée est partie de là. Des alchimistes, immortels (comme dans l'œuvre théâtrale de Capek « l'affaire Makropulos »), des personnes qui se dissimulent dans la ville, pour combattre une cause jamais vaincue. Cela m’intéressait de parler de cette cause-là, contre la mort… et par conséquent la maladie et la vieillesse. Pour mes recherches, le livre sur l’histoire de la philosophie de Michela Pereira m’a beaucoup aidé, elle est l’une des expertes italiennes de la pensée ésotérique et mystique. Dans Aida, comme dans Sophia, les personnages pratiquent l’introspection. Est-ce que vous-même vous vous posez beaucoup de questions ?  Ben, en effet, je crois être une personne plutôt cérébrale… mais je suis en même temps, assez sauvage... C’est vrai, mes personnages sont introspectifs, portés à s’observer de l’intérieur. C’est ce qui m’intéresse le plus dans une histoire : ce qui se passe dans la tête de mes personnages. Les suivre pendant qu’ils raisonnent sur eux-mêmes à un certain moment de leur vie, habituellement dans un moment de changement plus ou moins radical. Les histoires sont même peut-être seulement une enquête dans ces brins de vie. Il n’y a pas d’intrigue aventurière, il y a seulement des relations, des rencontres et des contacts entre les personnages, et entre chaque personnage et lui-même. Il y a des pensées, des doutes, des réflexions… des parcours interpersonnels à un moment particulier… Pourquoi dessinez-vous parfois certaines scènes en dehors des cases voire sans cases ? Quelle signification cela a-t-il dans la narration ?  J’ai toujours été fascinée par ce débordement des grilles traditionnelles, comme dans les BD de Dino Battaglia ou dans certaines BD américaines et japonaises. Même la décomposition dans beaucoup de cases m’a toujours attirée, c’est pourquoi je m’intéresse au travail d’un maître comme Guido Crepax, comme Franck Miller, qui a sûrement beaucoup été influencé par Crepax. Sortir des grilles est libérateur, cela donne beaucoup de possibilités graphiques, et permets d’intensifier les moments émotionnels, mais, chose capitale pour moi, cela permet aussi d’accroître la force des temps de pause dans le récit. Il est intéressant de pouvoir faire déborder la réalité hors de la page, ou bien de la diviser comme les yeux des insectes. J’aime les BD dans les grilles traditionnelles mais ce n’est pas pour moi. Cela me fait souffrir. J’aime l’idée déstabilisante que la prochaine planche sera toujours différente de celle que je viens de faire… aussi parce que le texte est toujours différent. Le prochain tome de Sophia se passe à Paris. Cela vous a-t-il plu de dessiner cette ville ?  Paris m’intéresse, c’est une ville avec des strates, pleine de personnes et de choses. On peut s’y perdre, faire des rencontres incroyables et s’y cacher… comme le notaire retraité et alchimiste ! Paris est un lieu idéal pour faire des choses secrètes. Elle accueille tant de personnes, tant d’histoires personnelles, chaque recoin est une histoire, pleine de fantômes… mais c’est aussi une grande ville où chacun s’occupe de ses affaires, où l’on peut être invisible. J’ai une grande obsession pour les rues de Paris, tout comme celles de Trieste, mais ceci n’a que peu de rapports avec la bande dessinée. J’aime errer dans les rues de Paris, et j’aime que mes personnages le fassent aussi. Et je n’ai pas encore complètement exploité « visuellement » la ville, en effet même mon nouveau livre, que je réalise pour Dargaud, se passe à Paris et vu qu’il est en couleurs, il me permet de me confronter à ma vision chromatique de la ville. Je m’intéresse par-dessus tout au « paysage humain » et la ville est ce que je préfère. L’architecture, la conception des logements, des magasins, des locaux… je ne peux pas imaginer une histoire sans ces éléments.  Dans les albums de Sophia, tout comme dans Aïda, la ville est un des protagonistes principaux. Avez-vous reçu un bon accueil en France avec la publication d’Aïda ?  J’ai lu quelques commentaires sur Internet, mais je crois que c’est un peu tôt. Par nature, je suis plus orientée vers mon travail que par l’impact de celui-ci sur le marché. C’est important mais déjà l’éditeur et le distributeur s’en chargent. J'hésite un peu à m’y mettre. C’est sûr que c’est agréable d’entrer dans une librairie du Marais et d’y voir Aïda, tout comme j’ai été heureuse de voir quelques lecteurs se passionner pour Aïda dans leur blog et le conseiller à leurs amis et aux autres lecteurs ! Peut-être que j’aurai plus de choses à dire quand mes autres albums vont paraître et que je pourrais rencontrer des lecteurs. Je crois que j’aurai une meilleure perception. Pour moi, la relation avec le public est la chose la plus importante et j'espère avoir bientôt l'occasion de rencontrer mes lecteurs français. Nous verrons, en attendant je continue mon travail. Existe-t-il des différences entre le monde de la BD en Italie et en France ?  Je ne connais pas bien le marché franco-belge et franchement je ne suis pas très informée non plus des details de la dynamique du marché italien. Ce que je sais c’est que le marché franco-belge est beaucoup plus grand. L’investissement et la disponibilité économique sont beaucoup plus importants, et il en va de même pour le nombre de lecteurs, leur intérêt et leur curiosité. Cela signifie une plus grande place, une plus grande variété et plus de propositions. On pourrait dire qu’en France et en Belgique la BD est une industrie, créatrice et artistique, mais une industrie, avec ses règles. Ceci naturellement est un soutien important pour les auteurs, mais aussi une mer gigantesque où il faut apprendre à nager. En Italie, tout est plus petit. Le nombre de lecteurs est plus restreint, mais une fois le lecteur conquis, il est en général fidèle. Je pense que sur le marché italien les auteurs, lecteurs et éditeurs sont animés d’une grande passion… une grande motivation. Aurons-nous la chance de voir éditer en français La bambina filosofica et son gorille Lillo ?  Je ne sais pas. Il y a en ce moment beaucoup de pays intéressé par la Bambina, à différents niveaux, et pas seulement en ce qui concerne la bande dessinée. Mais rien n’est décidé, donc inutile d’en parler pour l’instant. La Bambina c’est mon personnage d’humour et elle est née… presque d’elle-même ! Elle est rebelle, insolente, verbalement destructrice. C’est l’autre côté de l’introspection de mes personnages. Pour Sophia, Aïda, etc. les pensées sont lentes et silencieuses, alors que la bambina hurle littéralement, presque vulgairement. Une grande partie de la pensée occidentale, la moins rassurante, est ingurgitée, digérée puis recrachée par ce petit monstre. Lillo, le gorille peluche, est le nihiliste absolu, nul ne sait s’il est muet et sourd ou s’il fait semblant… Quels sont vos auteurs préférés ? Vos derniers coups de coeur BD, livre, film ou musique (proches de votre travail) ?  J’ai une véritable passion pour un humoriste anglais, installé à Paris, appelé Ronald Searle. J’ai quelques-uns de ses livres (édition Penguin, version années soixante, en orange) de mon enfance et je les chéris comme des reliques ! Son trait m’émeut, j’adore, c’est pratiquement culte ! Pour moi les dessins sur les jeunes filles meurtrières du collège St Trinian’s sont essentiels.  Pour la littérature, j’ai fait une overdose de Thomas Bernhard dont je viens juste de sortir (enfin je crois).  Mes films cultes sont Double indemnity de Billy Wilder, Susanna de Howard Hawks, Trouble in paradise et The marriage circle de Lubitsch et The Rocky Horror Picture Show… mais j’ai récemment revu le film Beavis et Butthead !  Côté musique, Marc Bolan et T. Rex, Ramones, New York Dolls et Johnny Thunder, par-dessus tout. Et j’ajouterai un chanteur italien fantastique des années 50, plein d’ironie, qui s’appelait Fred Buscaglione.  Eux ne sont pas proches de mon art, mais moi je suis proche d’eux ! Quels sont vos projets ?  En premier lieu, finir le premier tome du livre pour Dargaud, Chats noirs chiens blancs, sur lequel je travaille en ce moment. Me mettre au scénario et au dessin du troisième tome de la Bambina filosofica pour les éditions Kappa. A plus long terme, penser au 2ème tome de Sophia pour Dargaud. Et à une distance sidérale, réfléchir à un travail sur l’artiste américaine Georgia O’Keeffe. Delphine Bonardiwww.dargaud.com

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Interview de Lola Moral et Sergio Garcia

Sergio Garcìa et Lola Moral (dessinateur, scénariste et coloriste notamment de Géographie martienne, Dexter London et Les Trois chemins...) ont une nouvelle fois uni leur talent pour créer Odi's blog, un album sans parole, aux histoires courtes, rempli de poésie et d'humour.  Odi, la jeune héroïne, mène une vie ordinaire traversée de quelques tribulations domestiques, citadines, culinaires et autres. Avec elle, chaque événement du quotidien bascule dans un imaginaire débridé, un univers fantasmagorique plein de charme. Le couple Sergio Garcìa et Lola Moral a accepté de nous en dire un peu plus... Comment est née l’histoire d’Odi ? Sergio & Lola : Odi est née en 1997. Ce personnage était déjà présent dans ma thèse de doctorat (NDLR : Sergio a étudié dans sa thèse la multiplicité narrative, l'art de raconter plusieurs histoires dans un même temps et un même espace). Quand Yves Schlirf, directeur éditorial de Dargaud Benelux, a vu Odi, il nous a proposé de faire une histoire avec elle. On a discuté de l'album et des structures graphique et narrative. On a décidé qu'Odi's blog serait composé d'histoires muettes et courtes. La jeune Odi vit des scènes de la vie quotidienne qui se transforme souvent en cauchemars (mais qui font rire). Cela vous est-il arrivé ? Oui c'est notre vie, en fait Odi et Addison sont nos alter ego... (NDLR : Addison est un personnage d'histoires courtes signées Sergìo Garcia et éditées chez Glénat) Comment avez-vous écrit ce scénario ensemble ? Tout commence toujours par une idée de Lola que je développe graphiquement. C'est un scénario participatif ! Parfois on invente les histoires en famille (avec les enfants), tous ensemble réunis pour le "brainstorming" ! Quelles sont vos sources d’inspiration ? Ce sont des situations de la vie quotidienne, la nôtre surtout mais aussi celle des autres. En fait c'est un peu la façon dont Lola voit la vie. Pourquoi avoir choisi le « muet » ? Sergio : Parce que je suis un inconditionnel du dessin comme moyen de communication de masse ! Sans texte, on réussit à toucher tout le monde sans avoir besoin de traduction. En filigrane on peut voir dans cet album une forme de critique de la société, comme les planches où Odi souffre de la pollution. Est-ce un thème qui vous tient à cœur ? La critique n'est pas notre objectif. Nos histoires sont en relation avec notre état émotionnel et tout ce qui se passe autour de nous. Peut être que pour Odi la vie est un peu absurde, alors elle la transforme pour mieux la comprendre. Quels sont vos projets ? Le tome 2 d'Odi ! Delphine Bonardiwww.dargaud.com

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Interview d'Ana Miralles

On croyait la dessinatrice espagnole Ana Mirallès monopolisée par la série à succès Djinn et voilà que paraît, le 4 juillet, ce one-shot scénarisé par Emilio Ruiz !  Mano en mano est un véritable conte social qui retrace, avec humour et réalisme, la "vie" d'un billet de 20 euros dans l'Espagne d'aujourd'hui.  Ana Mirallès nous parle de cet album insolite et partage avec nous sa vision du monde... Comment est née l’idée de Mano en mano ?  Mano en mano part d’un récit qu’Emilio avait écrit. L’histoire m’a semblé très séduisante et m’a tellement plu qu’on a parlé d’en faire un scénario de BD… J’ai tout de suite vu les scènes défilées devant mes yeux, le rythme de l’histoire et les possibilités graphiques. Qu’est-ce qui vous plaît plus particulièrement dans le style d’écriture d’Emilio Ruiz, avec qui vous avez également signé A la recherche de la licorne ?  Il y a deux raisons principales pour lesquelles j’aime travailler avec Emilio. La première est que nous nous intéressons aux mêmes types d’histoire et avons la même façon d’appréhender les thèmes à traiter. Il est très important de pouvoir en parler ensemble, car ainsi j'arrive à m'approprier l’histoire, je la sens proche de moi.  La seconde raison est qu’Emilio me semble un écrivain très original, les dialogues sont ingénieux, il s’éloigne des lieux communs, des phrases mille fois répétées. Sa mise en scène et sa présentation des personnages me plaisent car il cherche toujours la proximité, la complicité avec le lecteur. Il y a beaucoup de tendresse pour les différents personnages que l’on croise dans cet album et dont on découvre une tranche de vie… De quelle histoire vous sentez-vous le plus proche ? Laquelle vous touche le plus ?  Je crois qu’il est inévitable que les auteurs soient "présents" un peu dans tous leurs personnages, mais ça ne veut pas dire que nous les aimons tous… J’ai un attachement spécial pour l’oncle Bartual, car je suis d’accord avec beaucoup de choses qu’il dit, ce personnage a un caractère fort, réaliste et combatif. Malgré sa façon de vivre et son métier (NDLR : joueur de Bonto), nous avons voulu lui donner une sorte de dignité, de cohérence, de résistance. C’est une façon de vivre et de voir les choses qui disparaissent.  Le discours que je préfère est celui du père qui fait l’aumône aux portes de l’église. Voilà un autre personnage cohérent avec sa situation, très "professionnel" dans son attitude. Mano en mano parle de notre rapport à l’argent. Sur ce thème, qu’est-ce qui peut vous choquer aujourd’hui dans notre société ?  Nous avons choisi un éventail de personnages pour lesquels 20 euros représentent quelque chose d’important.  Le rapport de notre société à l’argent est l’adoration absolue. Les intérêts particuliers priment sur l’intérêt commun : on n’hésite pas à dénaturer nos côtes pour construire des appartements, à inonder des vallées pour produire et vendre de l’électricité. Et il semble que tout le monde soit d’accord. Avoir de l’argent aujourd’hui donne plus de prestige que la sagesse, l’honnêteté, le sens commun.  Le plus étonnant pour moi est la rapidité des changements de notre société. La ville, les rues de notre enfance ont disparu, dévorées par un modèle de société qui se répète partout dans le monde, qui unifie et transforme tout au seul bénéfice des grandes entreprises. Comme dans l’agriculture, les espèces au plus fort rendement sont massivement cultivées, et ça détruit la variété, la richesse et le patrimoine de la nature.  Les grandes surfaces ont changé les villes et les rapports entre les citoyens, leur façon de vivre. J’aime me promener dans les vieux quartiers des villes, souvent morose, et y trouver un petit magasin spécialisé qui réussit à survivre. J’aime les marchés, j’y retrouve la vie bouillonnante de la cité. Le 4 juillet, jour de la sortie de Mano en mano, paraît l'intégrale d’A la recherche de la licorne, autre collaboration avec Emilio Ruiz. D’un côté un album réaliste et humoristique, de l’autre une épopée historique aux accents fantastiques. Avez-vous une préférence pour un univers en particulier ?  Pas spécialement. Le scénario change, mais je crois que les histoires ont pour but de nous permettre de parler de tout ce qui nous intéresse. J’essaye toujours de faire des portraits de personnages qui nous deviennent proches, que l’on puisse s’identifier à eux.  Même dans un contexte « fantastique », comme dans A la recherche de la licorne, les personnages réagissent de manière réaliste face aux circonstances.  Je propose aux lecteurs de faire un voyage dans la peau d’un personnage, et j’aime que ce héros soit crédible, psychologiquement bien construit. C’est ça mon univers… Avez-vous d’autres projets en cours ? Pouvez-vous nous en dire deux mots ?  En ce moment je suis plongée dans l’univers Djinn, et cela me prend tout mon temps… Mais bien sûr qu’il y aura d’autres projets !... Delphine Bonardiwww.dargaud.com

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Pico Bogue Drôle de famille avec Alexis Dormal et Dominique Roques

Pico Bogue est un nouveau héros de papier, un petit garçon qui déclenche les rires et l’émotion aussi sûrement qu’avant lui des Mafalda, Charly Brown ou le Petit Nicolas.  Ses créateurs, Dominique Roques et Alexis Dormal, lèvent le voile sur la création et les coulisses de ce phénomène.   Comment vous est venue l’idée de cette série ?   Dominique : Nous aimons les mondes de Charly Brown, Calvin et Hobbes, Mafalda. C’est d’eux que nous est venue l’idée de cette série. Et puis Alexis est dessinateur. Il devait donc avoir matière à dessiner. Et comme j’avais accumulé, depuis des années, des notes, des réflexions, des impressions, je les lui ai données. Il a fallu des mois pour passer de la préhistoire de ces notes à la vie quotidienne actuelle de Pico Bogue.   Alexis : Je me suis tout de suite senti bien dans les textes de ma mère. Sans doute parce qu’on partage les mêmes idées sur la vie. Du coup, chercher l’univers graphique de Pico Bogue, c’était trouver un style qui me représente entièrement.   À contre-courant du marché actuel de la bd, vous avez choisi de nous livrer un condensé de fraîcheur, d’humour fin et de poésie. Qu’est ce qui explique cette démarche ?   Dominique : Le monde de Pico est le nôtre. Pas celui qui nous est imposé du dehors. Mais celui que nous voulons. Evidemment, je sais bien que nous le construisons avec ce qui nous est imposé dehors. Tout de même… nous en faisons ce que nous voulons. Je veux dire que nous ne nous sommes mis ni dans le courant ni à contre-courant de la BD actuelle ou de son marché. Nous nous sommes posés à côté des autres. J’aime tous les genres s’ils sont frais, humoristiques et poétiques.   Dans quelle mesure vos gags ont-ils été inspirés par le réel ? Quelle est la part d’autobiographie dans cette œuvre ?   Dominique : C’est autobiographique dans le sens où le monde réel me porte à sourire, à pleurer, à gueuler comme Ana Ana et Pico. Parfois c’est absolument autobiographique (par exemple la lecture de “La petite fille aux allumettes” qui fait pleurer la mère de Pico.)   Alexis : Oui, je me souviens avoir bien ri quand ma mère à fondu en larmes !.... Maintenant je passe pour un vrai salaud. Passons à la question suivante.   À la lecture de vos pages, on pense au meilleur du strip, Peanuts, Calvin & Hobbes bien entendu, Mafalda aussi. Pouvez-vous nous parler des influences qui ont guidé la création de cet album ?   Dominique : J’aime tous ceux que vous citez. Mais j’ai aussi fait mon éducation avec Franquin, Goscinny et Uderzo, Sempé (énormément) et bien d’autres dont les plus récents : Ferri et Larcenet. Et il y a Bretécher et F’murrr. Et la joie de vivre de Geluck. Et je pourrais continuer…   Alexis : Et je continue : en plus des artistes cités par maman, il y a des auteurs et illustrateurs tels qu’Art Spiegelman, Ian Falconer, Harry Bliss, Edward Sorel, Charles Addams, Voutch… Et puis, pour m’aider dans la couleur, des bouquins d’aquarelles d’Hopper, Homer, Sargent et Delacroix sont toujours ouverts sur ma table de travail.   Pico comme sa petite sœur s’inscrivent d’ailleurs dans la lignée de tous ces “enfants intelligents“.   Dominique : Des enfants intelligents ? Bien sûr qu’ils sont intelligents, mes enfants ! Non mais !  Rodolphe Lachat

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GUARRIGUE : Combines méridionales…

C’est au mois de mai que sortira le premier tome d’un diptyque intitulé Garrigue (Dargaud).Un polar signé Corbeyran et Berlion, plus complices que jamais…  Après des séries jeunesse (Le Cadet des Soupetard, Sales Mioches !) ou des one shot marquants (Lie-de-vin, Rosangella), on vous découvre dans un genre finalement assez différent, un polar très réaliste qui se passe en province, aux ambiances évoquant presque un film de Claude Chabrol. Qu’est-ce qui vous a poussés à développer cette histoire ? Olivier Berlion : Martial, le héros de Garrigue, gendarme à la retraite, a un point commun essentiel avec Lie-de-vin et Rosangella : c’est un personnage de la vie ordinaire, de province, un antihéros en quelque sorte. Une tranche de vie a priori banale qui bascule à un moment précis. Je me suis toujours intéressé à ce type de personnage que je croise dans la vie. J’aime leur imaginer un passé et un futur plus romanesques. Je me promenais en vélo et j’avais fait une pause au bistrot d’un petit village du Gard. J’ai vu sortir de chez lui un gendarme en uniforme qui ressemblait à Martial, l’air fatigué, blasé, il est monté dans sa voiture de fonction pour je ne sais quelle mission de voisinage. Je me suis dit “tiens, j’aimerai bien dessiner l’histoire d’un gendarme de campagne” et j’en ai parlé à Éric, enthousiaste. On fonctionne souvent comme ça. Éric, je me souviens t’avoir entendu parler de polar mais aussi de “western français”. C’est-à-dire ? Éric Corbeyran : Je ne crois pas avoir dit “français” ni “polar”, mais je crois bien qu’en effet à un moment, j’ai dû dire western. (Rires.) en fait, lorsque Olivier m’a proposé ce sujet, l’ambiance générale ne m’a pas tellement suggéré une atmosphère de polar traditionnelle, avec son côté sombre et urbain. Les images qui me sont venues s’associaient à des souvenirs précis car je connais bien cette région pour y avoir passé tous les étés de mon enfance : le Sud, la garrigue, les cigales, le soleil. Tous ces éléments m’évoquaient davantage des ambiances d’un certain type de western : la chaleur lourde, suffocante, les duels, les regards. Opposer cette imagerie provençale plutôt lumineuse à la noirceur d’un meurtre me paraissait un excellent point de départ pour une BD. Sans trop en dire sur l’histoire, on peut quand même dire que Garrigue s’attache beaucoup à la remise en question totale d’un homme mûr suite à un événement précis. OB : Martial a passé sa vie à respecter l’ordre et la règle jusqu’à l’étouffement de sa propre personnalité, de ses besoins, de ses désirs. Il n’a ni choisi vraiment sa vie, ni ses amis, ni ses femmes, c’est un homme qui attend de se rencontrer vraiment sans le savoir. Et puis un jour, il s’aperçoit qu’on s’est moqué de lui, que ceux pour lesquels il avait une fidélité aveugle l’ont trahi. C’est la goutte d’eau qui va le faire sortir de son apathie. Le bon chien fidèle se transforme peu à peu en bête sauvage. Il règle ses comptes et se réapproprie sa destinée. C’est un polar psychologique. EC : Disons qu’un événement inattendu ébranle la vie de Martial, une vie bien réglée jusqu’ici mais dont il se rend compte à ce moment précis qu’elle est réglée sur un mauvais tempo. Suite à cette découverte qui bouleverse ses fondamentaux, Martial réagit de façon tout à fait normale, c’est-à-dire violemment. Le récit montre la prise de conscience et décrit la réaction de Martial. Sa remise en cause viendra plus tard, après le récit, une fois la dernière page tournée ; elle sera sans doute constructive et Martial pourra recommencer sa vie et la reconstruire sur un nouveau tempo qui (on l’espère) sera le bon. Après tout, il n’a qu’une cinquantaine d’années. Olivier, toi qui es dorénavant aussi scénariste, as-tu une façon différente de percevoir les scénarios qu’on te soumet ? OB : Disons que je me permets d’intervenir sur certaines séquences parfois, surtout quand il s’agit de polar. J’aime bien le côté très précis et documenté des bons polars. Avec Éric, on s’est réunis trois jours pour se mettre d’accord sur une intrigue, un point de départ et une chute. L’idée de départ a été pas mal malmenée et puis nous avons eu le déclic, on ne sait plus trop comment, devant une bière. Comme quoi une bonne bière… Pour l’instant, tu ne travailles qu’avec Corbeyran et Benacquista. Fidèle ?! OB : En ce moment, je travaille surtout à développer mes propres scénarios. J’ai des idées pour dix ans. Et quand je décide de m’ouvrir à d’autres univers et une autre écriture, j’ai tendance à me tourner vers ceux que j’aime et qui m’ont fait confiance très tôt. Éric et Tonino ont de plus de la matière à dessiner à perte de vue. Garrigue, un titre très “sud” : est-ce lié au fait, Olivier, que tu habites dorénavant en Provence ? OB : Comme je l’ai dit plus haut, l’idée de départ vient d’une balade pas loin de chez moi, près d’Uzès. Et puis j’adore la garrigue et les villages du Sud écrasés par le soleil. C’est donc un plaisir de les dessiner. Par contre, je dessine la campagne telle que je la vois, avec ses carcasses de bagnoles abandonnées dans un coin de jardin, ses garages en bord de route miteux, ses lotissements de mauvais goût plantés à côté d’une déchetterie ou d’une usine de ciment. Comme dans Lie-de-vin, la campagne est à la fois belle et moche, ça dépend. EC : La garrigue, je la connais depuis tout môme. Lorsque Olivier m’a proposé ce titre, j’ai flashé. Mais l’arrière-pays n’est pas aussi “joli” que les cartes postales que l’on vend sur le bord des plages. Il y a un côté crade, des endroits abîmés, voire défigurés. On ne voulait pas non plus passer à côté de ces décors-là, qui sont certainement plus vrais (et plus nombreux) que les chromos des champs de lavande bien alignés. Le scénario influe-t-il beaucoup sur ta technique de travail (encrage, couleurs…) ? OB : Le choix du sujet plutôt. En l’occurrence, dessiner la garrigue avec des couleurs ordi me paraissait une hérésie. Rien de tel que la peinture pour rendre la matière, l’usure, la sueur, les murs décrépis. Comme c’était un polar, j’ai laissé de côté l’aquarelle et je me suis tourné vers l’acrylique, qui a un rendu plus musclé, plus sec, moins poétique. EC : Et vice versa. Avec Olivier, on ne travaille pas comme ça, sous influence de l’un ou de l’autre. On se stimule mutuellement en apportant chacun des questions et des réponses. On cherche ensemble à certains moments, et chacun de notre côté à d’autres. Qu’est-ce qu’on cherche ? La meilleure manière de raconter ce qu’on a à raconter. Comment montrer tel aspect de la personnalité d’un personnage ; comment faire pour qu’on comprenne sa réaction à tel moment. S’il existe des moyens pour faire passer telle ou telle émotion, quels sont-ils ? dialogues ? couleurs ? texte narratif ? image muette ? Chacun s’efforce d’apporter un petit morceau de réponse, de mettre sa technique et son savoir-faire au service de ce qu’on doit raconter et de ce qui doit être perçu par le lecteur. Les lecteurs pourront découvrir la suite de ce “double shot” très rapidement. Cela implique aussi, pour vous, d’avancer un peu en aveugles pour être très en avance. Avantage ou inconvénient ?… OB : Sur un polar, on attend rarement la réaction du lecteur pour trouver la chute. On savait évidemment dès le départ comment tout allait se terminer. En revanche, le choix de sortir rapidement les deux tomes pour que le lecteur ne soit pas perdu par une trop longue attente m’a obligé à faire l’impasse sur Tony Corso cette année. Il reviendra d’autant plus en forme l’année prochaine. EC : Je n’y vois que des avantages ; d’abord parce que ce récit a été conçu d’un seul bloc et en une seule fois, même si sa longueur nous oblige à le publier en deux albums grâce à une césure idéale située en son centre. Ensuite car on sait très bien que c’est la curiosité qui pousse les lecteurs à s’emparer d’une histoire mais qu’une attente trop longue entre deux livres se solde souvent par un oubli (puisque l’effet de curiosité est passé). Enfin car Olivier, qui est très rapide, n’en est pas à son coup d’essai et qu’il n’a pas besoin du “retour lecteur” pour se rassurer sur la qualité de son album. Éric Gauvain

Interviews

Interview de Yann et Berthet pour Poison Ivy

Baraka à Bir Hakeim, le troisième tome de Poison Ivy, nous donne l’occasion de parler avec ses auteurs : Yann, le scénariste, et Philippe Berthet, le dessinateur.   Le point de départ de la série, c’est de donner vie au personnage de Poison Ivy, qui apparaissait en strip dans Pin-up ?  Philippe Berthet : Nous nous demandions, Yann et moi, comment donner une nouvelle énergie à la série Pin-up. J’avais pensé faire une série parallèle qui mettrait en scène ce personnage de Poison Ivy. Pin-up n’est pas finie mais on avait envie de prendre un chemin plus ludique. L’idée, c’est d’alterner avec une série plus légère, humoristique, plus caricaturale, qui soit liée à Pin-up mais qui soit une sorte de dérivatif pour nous. On n’a pas envie de ne faire que du sérieux et du glamour comme on l’a fait jusqu’à présent ! (Sourire.) C’était amusant de plonger dans ce personnage de BD et de lui imaginer un passé, de lui donner une nouvelle existence.   Poison Ivy, c’est votre “drôle de dame” à vous ?  P. B. : Yann a commencé à réfléchir au sujet et c’est lui qui est arrivé à cette idée de personnages dotés de superpouvoirs. On avait envie de s’inscrire un peu plus dans l’esprit des comics américains des années 1950. On rejoint par là des feuilletons comme Drôles de Dames. Ici, c’est Roosevelt qui recrute les femmes dotées de superpouvoirs pour en faire une sorte de commando d’élite. Notre “Charlie” à nous ! (Rire.) D’entrée de jeu, Poison Ivy a un pouvoir puisque, déjà dans les strips, elle tuait en embrassant. Elle est vénéneuse.   Vous avez été influencé par l’american way of life ?  P. B. : Les polars noirs du cinéma des années 1950, je suis nourri de ça. Par le passé, j’ai exploité pas mal l’Amérique des années 1950-1960 à travers d’autres BD. Cela fait partie de ma culture visuelle, je me sens très à l’aise dans cet univers-là, même si je n’ai jamais mis les pieds aux États-Unis. (Sourire.) Je travaille beaucoup sur le fantasme des États-Unis.   Vous utilisez beaucoup Internet…  P. B. : Oui, ça a métamorphosé notre métier et je trouve une tonne d’infos sur la toile. Avant, je passais des journées entières à chercher des bouquins dans les librairies, on revenait parfois bredouilles. Si j’ai besoin d’un flingue ou d’une voiture, je cherche sur le Web et je trouve ce qu’il faut. Yann avait déjà une grosse documentation, notamment sur les Tigres volants, mais j’ai été plus loin dans la recherche. Je pouvais dessiner les avions sous toutes les coutures.   L’école franco-belge dénigre pas mal les comics américains alors que vous y faites référence…  P. B. : L’idée n’était pas de faire du sous-comics américains. On régurgite simplement nos lectures d’adolescents à travers cette BD destinée à un lectorat européen. On a joué avec un code archétypal : le principe du superpouvoir. À part dans Astérix, on ne le rencontre pas dans la BD franco-belge. Mais on a évité d’habiller notre héroïne d’un collant avec des couleurs flashy. Elle porte juste une salopette à l’entraînement ! (Sourire.) On a trouvé amusant, dans le deuxième tome, de déguiser les héroïnes en nonnes. Dans le troisième tome, elles se retrouvent dans le désert libyen et sont habillées en infirmières, volontaires de l’armée américaine pour aider les Français. Selon les missions qu’elles doivent accomplir, on leur donne un look différent. Ici, la toile de fond, c’est un convoi d’or convoité par les Allemands, les Américains, les Italiens, etc. Nos héroïnes sont chargées de l’intercepter pour embêter les Français.   Votre dessin est semi-réaliste…  P. B. : Il évolue au fur et à mesure des histoires à raconter, mais c’est volontaire. J’ai des codes humoristiques plus appuyés, à la fois dans l’expression et dans le maintien des personnages, sans tomber dans le “gros nez”. Il fallait rendre les personnages crédibles. La mise en couleur renforce aussi cet aspect-là. C’est difficile de transposer certains personnages réels, comme Roosevelt, en dessin humoristique : très vite, ils ne se ressemblent plus. Roosevelt est un peu hybride et je ne suis pas très à l’aise quand il apparaît dans les scènes. En plus, il est en fauteuil roulant, c’est compliqué.   Un mot sur le troisième tome…  P. B. : Clarté : je pensais naïvement que l’histoire, comme elle se déroulait dans le désert, allait être extrêmement rapide à réaliser, mais c’était difficile car il y a beaucoup de soldats, de véhicules différents, des chars, des camions. Il n’y avait pratiquement pas de décors, mais c’est l’aspect technique qui a demandé de l’attention.   Quel est le plaisir que vous avez pris avec Poison Ivy ?  Yann : C’est Philippe qui avait envie d’exploiter sa veine humoristique et il m’a suggéré cette idée. On avait déjà fait ensemble une petite adaptation de Captain America et on s’était bien amusés. C’est très agréable de travailler sur une héroïne qui a des superpouvoirs. Le dessin de Berthet est très drôle, pince-sans-rire, et il fait bien passer l’aspect excessif des gags. C’est un contraste idéal. Il y a un côté délirant dans le scénario qui est crédibilisé par le dessin. C’est du sur mesure, ça correspond à ce que j’attends. On aime mélanger des sources comiques.   Pourquoi un premier tome dans les bayous ?  Y. : J’ai inventé la jeunesse, le passé de Poison Ivy. Je suis passionné par les bayous, la Louisiane et surtout les Cajuns, et j’ai très vite démarré sur ce sujet-là, comme je le connais bien. J’ai beaucoup de documentation. Je n’ai jamais mis les pieds là-bas, je me contente de mettre du tabasco dans mes aliments… (Rire.)   Vous vous étiez mis des limites en développant le côté délirant du récit ?  Y. : Oui, on ne voulait pas de personnages qui puissent voler comme Superman ou Batman. Leurs pouvoirs sont à la limite de la parapsychologie.   Vous placez de “vrais” personnages ici et là : de Gaulle, Roosevelt…  Y. : C’est ma marque de fabrique, mon image de marque. J’ai toujours mis des Hitler, des Charles de Gaulle, ça m’amuse. Inclure des éléments réels crédibilise le scénario et permet d’ajouter des éléments complètement farfelus qui passent au milieu de tout ça comme si ça pouvait être vrai. J’aime mélanger le vrai et le faux.   Vous vous êtes beaucoup documenté sur l’armée américaine, sur les Japonais, etc. ?  Y. : Oui, j’achète beaucoup de revues militaires. Les Tigres volants, c’est mon dada, je collectionne ça depuis vingt ans ! Et ça fait vingt ans que j’essaie de faire une série là-dessus, ça n’a jamais rien donné pour diverses raisons et c’était l’occasion de replacer un peu de ma doc. Je peux le faire les yeux fermés. (Sourire.) C’est toujours très rigolo de partir de choses sérieuses pour les tourner en dérision. Je n’aime pas le délire pour le délire parce que je n’y crois plus moi-même. Souvent, ce qui est le plus farfelu est réel d’ailleurs, sinon je n’oserais pas le mettre. J’invente certes des choses, mais le cinéma américain ne se gêne pas non plus pour modifier le cours de l’Histoire ! (Rire.)   Votre collaboration avec Berthet ?  Y. : Cela fait vingt ans que l’on travaille ensemble. C’est du sur mesure très pratique parce que je sais ce qu’il aime ou n’aime pas dessiner. Demander à un dessinateur quelque chose qu’il n’a pas envie de faire donne de très mauvais résultats. C’est mon expérience qui parle. (Sourire.) Je raconte l’histoire à Philippe dans un café – je travaille toujours dans les cafés. Il émet quelques avis, je les note et je les inclus dans le scénario. Il y a très peu de modifications, de discussions. La tradition entre nous, c’est que quand je lui demande un truc très difficile à dessiner, je lui amène de la doc en même temps.  Claude De Vos

Interviews

Interview de Shaun Tan

 interview de Nicolas Verstappen pour Du9 ( http://www.du9.org/Shaun-Tan ) Né en 1974, Shaun Tan vit à Perth, en Australie. Diplômé des Beaux-Arts et en littérature anglaise, il est illustrateur et auteur indépendant. Il partage son activité professionnelle entre la réalisation de livres illustrés et des collaborations avec des studios d’animation comme Pixar et Blue Sky. Il s’est vu décerner le prix du meilleur dessinateur au World Fantasy Awards de Montréal en 2001.  Shaun Tan est l’auteur d’un « livre de bande dessinée » intitulé Là où vont nos pères (The Arrival) et publié par les éditions Dargaud. Cet ouvrage muet, sur lequel il a travaillé près de quatre ans, nous plonge dans la peau d’un émigrant contraint de quitter son pays afin d’offrir à sa famille un avenir meilleur. L’auteur nous dévoile dans l’entretien qui suit les différentes approches qui l’ont mené à la réalisation de ce livre magnifique mais surtout le regard qu’il porte sur un médium qui lui était encore étranger il y a peu. Nicolas Verstappen : Vous travaillez principalement sur des livres illustrés dont l’une des particularités est de s’adresser non pas au public jeunesse qui leur est traditionnellement lié mais à un public plus âgé. Comment avez-vous envisagé cette approche plus « adulte » du livre illustré ? A-t-il été difficile de trouver un éditeur (et un lectorat) pour ces ouvrages ? Shaun Tan : J’ai été invité par la maison d’édition Lothian Books (située à Melbourne et aujourd’hui sous la direction d’Hachette Livres) à rejoindre son catalogue qui accueillait déjà des livres illustrés pour adultes depuis le milieu des années ’90. Après avoir travaillé à l’illustration de plusieurs récits d’horreur pour des lecteurs plus jeunes, j’ai été présenté à Gary Crew, un auteur qui travaillait pour le même éditeur. Il était universitaire comme moi et il portait un grand intérêt à l’histoire de la littérature illustrée pour adulte. C’est un fervent défenseur de l’idée que les livres illustrés peuvent être une forme artistique adaptée à un lectorat adolescent ou adulte au travers d’une sophistication visuelle encore très peu exploitée. Cette idée m’a semblé d’autant plus naturelle que j’avais débuté ma carrière d’illustrateur en travaillant sur des récits de science-fiction pour adultes. Ainsi, ces « livres illustrés pour lectorat plus âgé » m’ont semblé partager la même approche que ce que j’avais déjà abordé précédemment dans ma carrière. NV : Avec Là où vont nos pères, vous abordez un « livre illustré » qui prendra progressivement la forme d’une bande dessinée. Sur votre site, vous parlez du concept de l’« appartenance » comme étant le thème central de cet ouvrage. Pouvez-vous nous en dire plus sur les différentes réflexions qui vous ont poussé à aborder ce thème ? ST : Je ne me lance presque jamais dans un projet avec un thème précis en tête. Si l’histoire trouve sa source dans l’idée d’appartenance (ou de non appartenance), cela tient d’une préoccupation presque inconsciente, alors que j’étais occupé à me concentrer sur des aspects plus spécifiques comme les personnages et les paysages.  Dans le cas de Là où vont nos pères, de nombreuses idées du livre ont été inspirées par de vieilles photographies de personnes et de lieux qui ont disparus depuis longtemps et qui furent à l’origine de plusieurs de mes peintures. Il existe un sentiment de mystère dans les documents historiques qui est lié à leur éloignement et à leur silence. Je dois donc faire travailler mon imagination pour bâtir un monde perdu à partir de ces petits fragments de mémoire. D’une certaine manière, l’absence d’information appelle à l’élaboration d’une fiction pour combler le vide.  J’imagine que les nombreuses images d’archive de l’Australie de l’Ouest (où j’ai grandi) doivent invariablement porter en elles des aspects de l’immigration et de la colonisation. Le paysage qui a été bâti ici est relativement récent. Il a été élevé par une population qui est n’est arrivée qu’au cours de ces 200 dernières années.  La famille de ma mère est venue d’Irlande et d’Angleterre il y a quelques générations et mon père est sino-malaisien. Ce n’est plus si exceptionnel de nos jours. Presque tous mes amis sont soit des immigrants soit des enfants d’immigrants. Ma compagne est finlandaise. Son point de vue sur la culture australienne est donc celui d’une personne qui lui est extérieure et il est très intéressant.  Pour ma part, j’ai vécu presque toute ma vie au même endroit et Là où vont nos pères est donc pour moi une sorte d’émigration de substitution. Je me suis demandé ce que tant d’autres avaient pu ressentir, à la fois aujourd’hui et par le passé. NV : Votre personnage principal dans Là où vont nos pères rencontre des personnes qui partagent avec lui la même expérience de l’émigration et qui se montrent particulièrement accueillantes envers lui. Il ne croise aucun personnage xénophobe, aucun personnage qui lui ferait comprendre qu’il est le malvenu dans ce pays. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas représenter cet aspect (attristant et difficile) de l’immigration ? ST : La question est intéressante car je me suis frotté à quelques scènes de racisme et d’hostilité dans les premières ébauches du livre. Je suis très sensible à ces problèmes, principalement de part les expériences de mon père qui est chinois et le fait d’habiter un pays où (comme dans beaucoup d’autres) l’immigration est une affaire politique gangrenée par l’incompréhension et un racisme latent.  J’ai travaillé sur plusieurs dessins d’un groupe de personnages vêtus, par exemple, comme les membres du Ku Klux Clan et qui apparaissait dans une rue alors qu’il persécutait des immigrants. Cet élément se mélangeait plus tard dans une séquence où le personnage central rêvait qu’il était avalé par un énorme serpent. D’un point de vue narratif, cette séquence s’est finalement révélée trop compliquée à insérer et je désirais que le thème principal du livre soit plus simple. Je voulais l’envisager comme une vision de ce que les choses devraient être et non pas comme elles sont.  Je pense aussi que montrer à quel point la xénophobie est inappropriée en adoptant le point de vue d’un primo arrivant est une meilleure manière de la combattre.    D’autre part, il me semble que la « tristesse » et les « difficultés » des personnages de mon livre sont plus liées à leur passé (certaines représentations de la xénophobie et de conflits ethniques peuvent être lues de manière plus ouverte dans certaines illustrations racontant les raisons de leur émigration).  Par exemple, l’histoire secondaire des Cyclopes qui aspirent/incinèrent une population en fuite et détruisent une ville évoque le Nazisme et le Communisme (ou toute autre forme d’intolérance dont l’expression serait aussi violente). La scène des soldats qui partent au combat avec des chapeaux semblables laisse entrevoir comment l’effervescence de la population civile est exacerbée par le passage de ce régiment composé d’hommes originaires de la même ethnie.  Je pense donc que j’ai déplacé la plupart des mes réflexions sur le racisme et les conflits dans ces histoires secondaires qui présentent des mondes plongés dans des situations dramatiques. Dans le « Nouveau Monde » du livre, rien de cela n’est arrivé et sans doute parce que ses habitants pratiquent de manière plus consciente une philosophie d’inclusion et de pluralisme. Tant de nationalités différentes (et inconnues), d’objets, de langues et de créatures animales y cohabitent, tous réunis par une nécessité commune. Ils ont apparemment appris quelque chose d’une histoire agitée. NV : Dans son ouvrage Writing for Comics, [1] Alan Moore écrit ceci : « Ce qui est important, c’est que l’auteur ait une vision très claire de son monde imaginaire dans ses moindres détails et ce, à chaque instant. [...] L’intérêt de cette approche consciencieuse tient de ce que vous serez désormais capable de parler de cet univers avec une confiance totale et une grande aisance ». Est-ce que vous avez opté pour cette approche. La création de votre « Nouveau Monde » a-t-elle été une étape majeure dans la conception de votre livre ? ST : Oui, tout à fait. Je souscris entièrement à cette « théorie de l’iceberg » de la création d’univers où la partie exposée n’est en réalité que le sommet d’un ensemble bien plus grand de recherches, de développements et de spéculations.  Je suis convaincu que si vous désirez être un expert dans un domaine, vous devez connaître au moins dix fois plus que ce qui vous sera d’une utilité effective. Dans le cas de la création d’un monde imaginaire, vous devez posséder une forme d’assurance pour manier votre crayon de manière relativement intuitive. Ceci implique que vous vous êtes déjà frotté à n’importe quel élément que vous dessinez sur votre planche.    Pour moi, tout doit avoir une forme de logique. Les autoroutes pour véhicules volants ou les divers appareils d’une cuisine imaginaire ont bénéficié d’une attention particulière pour leurs aspects pratiques même s’ils n’appartiennent pas au domaine du réel. J’ai aussi fait attention à ce que trop d’éléments stylistiques ne viennent pas transformer le paysage en véritable « carnaval ».  J’ai donc opté pour des répétitions de concepts et de motifs : des nids et des boîtes, par exemple, ou encore des formes d’émanations solaires ou des points de radiation qui apparaissent dans la nature et l’architecture industrielle (je l’envisage comme une sorte de source énergétique que la ville aurait apprise à maîtriser). Certains motifs se déclinent sur des immeubles, des arbres, des animaux ou dans la typographie imaginaire afin de donner le sentiment d’être dans un lieu bien spécifique et régi par des lois naturelles.  Les sculptures géantes qui apparaissent dans le paysage ont aussi été abordées avec beaucoup d’attention. Elles révèlent une déférence pour les bateaux, les oiseaux (qui sont migrateurs) et l’alimentation (les œufs, les plats de nourriture). Le fait que la plupart des véhicules de transport soient capables de léviter indique que les routes sont construites pour les piétons et les animaux.  Tout s’est développé de manière organique et non pas de manière organisée selon un schéma central ; c’est ce que nous pouvons attendre d’une ville qui s’est construite sur base de vagues successives de nouveaux immigrants. NV : A cet univers très complexe et fouillé, vous opposez un découpage très sobre. Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser un système de « gaufrier » pour Là où vont nos Pères ? Etait-ce pour conserver au maximum la fluidité de la narration ? ST : Oui, et aussi pour rendre l’album plus facile à dessiner ! J’ai regardé plusieurs bandes dessinées pour me donner une idée du découpage qui me conviendrait le mieux. J’ai estimé que les formats les plus « réguliers » s’accordaient à mon style de dessin en plus d’être agréables au regard. Daniel Clowes, par exemple, utilise des découpages très réguliers dans des romans graphiques qui se lisent facilement comme Ghost World [2] ou Comme un Gant de Velours pris dans la Fonte [3] ; un récit aussi complexe que celui des Watchmen [4] tire aussi parti d’une simple structure en forme de grille. Ce découpage semble assurer un rythme posé et ne provoque qu’un minimum de distraction.  Je pense que ma préoccupation principale est d’éviter que le lecteur ne soit trop distrait. J’ai tenté l’expérience en donnant à l’album une présentation beaucoup plus proche de l’album photo. Chaque case était une photographie collée ou fixée avec du papier collant sur la planche. Ces « photographies » avaient souvent des tailles irrégulières et il m’a semblé que cela écartait un peu le regard du contenu de chaque image. J’ai donc conservé un découpage plus simple. NV : Vous optez cependant pour un dessin proche du photo-réalisme. Ce style peut parfois provoquer une forme de « distraction » visuelle auprès du lecteur. Des romans graphiques comme le Maus [5] d’Art Spiegelman ont montré qu’un style plus simple peut avoir un impact plus grand (même s’il a mené certains lecteurs à voir Maus comme une fiction). Pourquoi avoir fait ce choix stylistique ? ST : La question du style fut sans doute mon problème le plus ardu. Il est intéressant que vous signaliez qu’un style plus simple peut avoir un impact plus grand (et sans doute une plus grande flexibilité au niveau de l’interprétation et de l’identification avec les personnages). Je suis arrivé exactement à la même conclusion au travers de mes nombreuses lectures de romans graphiques.  C’est surtout au travers des personnages simplifiés de Raymond Briggs [6] que j’ai noté ce phénomène. Leurs yeux arrondis en forme de points parviennent malgré tout à rendre toute la gravité qu’auraient certaines personnes dans des situations réelles.  J’ai passé en fait près de six mois à travailler sur Là où vont nos pères dans un style simplifié qui se situerait à mi-chemin entre le dessin réaliste et le dessin humoristique. Je ne parvenais cependant pas à être satisfait de cette approche car j’avais le sentiment que le rendu de cet univers n’était pas convaincant. Au fond de moi, je ne pouvais pas m’empêcher de penser « est-ce que ce ne serait pas fantastique si tout le livre ressemblait à des photographies de cartes postales ». Mais l’ampleur de cette entreprise technique me semblait bien trop effrayante !  Finalement, j’ai essayé un style plus « photographique » en me basant sur des images arrêtées de vidéos que j’avais filmées afin de les utiliser comme références. J’estime que cette technique était non seulement plus convaincante sur le plan narratif mais aussi plus efficace comme moyen de produire des images plus tangibles (où les visages des personnages, l’éclairage, les vêtements et autres étaient plus consistants).  Je me suis aperçu que mon projet avait plus à voir avec le cinéma muet que le livre illustré (mon médium habituel) et j’ai donc envisagé le récit comme une sorte de film. Ainsi, j’ai tourné des séquences en utilisant des membres de ma famille et des amis comme acteurs. J’ai créé des « plateaux de tournage » approximatifs (transformés plus tard sur la table à dessin) à partir d’accessoires de fortune et de boîtes en carton.  Pour chaque planche du livre, je dessinais le story-board de la scène, j’organisais les prises de vue en fonction du lieu et de l’heure du jour, je partais à la chasse d’objets et de vêtements appropriés, je discutais de chaque scène avec les « acteurs », je tournais des dizaines de courtes séquences, j’isolais ensuite les images qui cadraient le mieux et les utilisais comme base pour chaque case.  J’ai aussi modelé de petites créatures et des objets (comme les bateaux volants) que je pouvais utiliser comme référence — pour la lumière, les ombres, la perspective, les textures — et les inclure dans des scènes au milieu des paysages et des personnages.  Si j’avais pensé à cette méthode de travail dès le départ, j’aurais gagné beaucoup de temps et me serais épargné de nombreux maux de tête ! C’est d’ailleurs le cas avec chaque livre que je conçois ; je débute dans un style et je le termine dans un autre tout différent. Cette transformation se déroule de manière évolutive et en fonction des besoins du récit. Les débuts sont toujours difficiles pour moi et je ne trouve mon élan qu’une fois les problèmes stylistiques résolus. NV : Vous signalez ici que vous avez lu de nombreux romans graphiques. Cependant, on peut lire sur votre site que vous n’avez jamais été un grand lecteur de bandes dessinées. Comment s’est développée votre relation avec ce medium ? ST : Je n’avais lu aucune bande dessinée avant qu’un ami ne me fasse découvrir des auteurs comme Robert Crumb et Daniel Clowes (Eightball). J’ai aussi découvert cette forme d’expression au travers de nombreux livres illustrés qui entretenait avec elle des liens étroits comme dans les ouvrages de Dave McKean (Le Jour où j’ai échangé mon père contre deux poissons rouges [7]) et de Raymond Briggs (Le Bonhomme de Neige, Quand souffle le Vent [8]).  Je ne me suis véritablement intéressé de plus près aux romans graphiques que vers mes 27-28 ans, au moment de débuter mon travail sur Là où vont nos pères et de m’apercevoir que mon projet se rapprochait plus de la bande dessinée que du livre illustré. NV : C’est l’une des raisons qui vous a poussé à vous procurer l’ouvrage L’Art Invisible [9] de Scott McCloud. Que vous a révélé la lecture de cet ouvrage consacré à la théorie d’un médium que vous connaissiez peu ? ST : Quelques-unes des notions abordées par ce livre me reviennent à l’esprit lorsque j’aborde n’importe quel type de travail lié à l’art séquentiel (dans quel cas tous les livres illustrés sont essentiellement des « bandes dessinés »). Je pense que comme la plupart des dessinateurs, je travaille de manière intuitive. Dans la plupart des cas, une analyse critique permet simplement d’articuler quelque chose qui est déjà connu avant même d’apprendre une quelconque « théorie ».  Par exemple, McCloud parle de l’espace entre deux cases où l’action, la relation et le temps sont imaginés. En tant qu’illustrateur, j’ai travaillé instinctivement sur ces « espaces » ; qu’ils soient entre deux images, entre les mots et les images et ce de façon à ce que leur rapport ne soit ni trop simple ni trop évident.  L’Art Invisible m’a aussi permis d’envisager mon travail dans un contexte plus clair car je suis assez peu familier avec la culture des bandes dessinées. Mon travail a ainsi trouvé une place au cœur de l’histoire d’un medium et d’un spectre d’œuvres. Ce livre m’a aussi fait découvrir d’autres auteurs avec des préoccupations et des intérêts semblables aux miens (ou totalement différents !). J’ai me suis particulièrement intéressé à la différence entre le Manga et les bandes dessinées occidentales, et à cette attention particulière qu’on accorde au Japon à l’enchaînement de deux images « d’aspect à aspect », sans action, pour construire le temps et l’espace. NV : Envisagiez-vous dès le départ de travailler sur un album muet ? Qu’est-ce qui vous a poussé à opérer ce choix ? ST : Cet aspect m’a très tôt semblé assez évident même si les premières ébauches comportaient des légendes qui leur donnaient l’aspect d’un album photo, de mémoires ou de cartes postales envoyées à la famille. Une fois que je me suis entièrement passé des mots, la démarche m’a semblée aller de soi : le livre serait entièrement muet car j’estimais que cette approche était la plus adéquate tant sur le plan esthétique qu’intellectuel.    Je considérais aussi que cette absence de mots ralentissait le flot de la narration et c’est ce dont j’avais besoin car mes cases sont très détaillées et qu’il y en a relativement peu vu le champ de l’histoire. Les mots auraient trop accéléré le récit et probablement aussi interféré avec une interprétation libre. Je m’aperçois que ma propre « explication » de ce qui se passe dans les illustrations n’est pas toujours la plus intéressante ! Parfois il vaut mieux laisser le lecteur se faire sa propre idée de ce que pourraient contenir les phylactères.  Une chose que j’ai apprise en tant qu’illustrateur au fil des années est que chacun perçoit une image de manière légèrement différente, surtout chez les jeunes lecteurs. Je préfère faciliter cette variation le plus possible plutôt que d’essayer de la corriger. NV : Je trouve intéressant que vous envisagiez l’absence de texte comme un moyen de ralentir le rythme du récit. Pour de nombreux lecteurs, un album muet est en effet un album « vite lu ». Pour moi, cela est dû au fait que ces lecteurs ne « lisent » pas les dessins comme ils « lisent » les mots. On apprend dès l’enfance à maîtriser les lettres, les mots et la grammaire. On apprend le vocabulaire de la langue mais très peu celui du dessin. J’ai donc le sentiment qu’on accorde rarement aux dessins l’attention que l’on porte au texte. Mais on peut donc aussi envisager le dessin comme un espace de liberté, qui ne serait pas encore « apprivoisé ». ST : Je pense que les images possèdent une forme d’ambiguïté qui joue en leur faveur. Je crois aussi que même si l’on apprend à « lire » les images (que certains nomment aussi l’ « érudition visuelle » [10]), on aura toujours le sentiment face aux dessins les plus réussis que quelque chose nous dépasse encore, quelque chose qui tiendrait de la poésie.  L’efficacité de la poésie tient dans ce que l’on ne peut expliquer et cet aspect est aussi vrai pour l’imagerie. Souvent lorsque je dessine, je me dis « le sens de ceci est trop clair ou trop évident » et j’essaie alors de le rendre plus complexe en ajoutant ou en supprimant quelque chose. Certaines images sont comme des « signes » — elles illustrent une notion particulière — et d’autres sont plutôt des « poèmes ». Les deux m’intéressent car ils forment une sorte de balance entre la compréhension et le mystère. Ainsi, les « signes » (comme une personne qui regarde une carte — un signifiant clair) sont là pour porter la « poésie » (l’étrange paysage autour de la personne ou la créature assise près de lui — dont on peut avoir une interprétation libre).  A mon sens, la raison pour laquelle les mots « accélèrent » la lecture tient de ce qu’ils peuvent être vu comme une forme d’explication qui va restreindre le champ des possibilités. Un problème vient de ce que l’on accorde trop de poids à l’autorité des mots. On les utilise comme une sorte de dispositif qui enchâsse ce que nous voyons. Nous les défions rarement, ils semblent porter moins d’ambiguïté. Ils sont aussi très linéaires et ont un « rythme » inhérent qui vous donne envie de découvrir presque instantanément ce qui suit. Comme par exemple maintenant — vous êtes contraint de lire la ligne suivante après celle-ci ! Les images ont une plus grande disposition à permettre à l’œil de se promener au hasard de manière latérale, d’aller en avant et en arrière (comme certains détails passés et futurs se renforcent mutuellement) et de se déplacer plus vite ou plus lentement.    Je crois que les lecteurs actuels ont une très grande « érudition visuelle » et particulièrement dans notre contemporaine. Ils sont très rapides, expérimentés et éveillés. Nous sommes très doués dans la reconnaissance des signes visuels et leur « lecture ». Je pense qu’il est par contre plus difficile de développer une sensibilité qui nous pousserait à rechercher des motifs et des corrélations mystérieuses. Il s’agirait là d’une sorte d’ « appréciation » plutôt que d’une reconnaissance ou d’une « érudition ». Ce qui m’intéresse tant dans l’art et l’illustration, c’est qu’ils vous poussent à vous poser des questions nouvelles et inattendues à propos de ce que vous regardez plutôt que de simplement se faire comprendre. NV : Sur le site BulleDair.com, [11] certains internautes ont tenté de trouver un thème musical à Là où vont nos pères. Je leur ai donc promis de vous poser cette question : quelle est la part de la musicalité dans cet album. ST : Je n’ai pas vraiment de réflexions sur cet aspect-là, ayant passé tellement de temps à travailler dans le silence ! Le livre a récemment été porté sur les planches sous la forme d’une pièce d’une heure pour les adultes et les enfants, incluant des projections des illustrations originales, des acteurs et des créatures-marionnettes, sans aucun dialogue. La musique composée pour cette pièce était très réussie. Elle combinait des instruments et des styles d’un grand nombre de pays, sans jamais être spécifiques à ces derniers. NV : Envisagez-vous de travailler à nouveau sur un « livre illustré » qui utiliserait le même procédé séquentiel de la bande dessinée que Là où vont nos pères ? ST : Je travaille sur un nouveau livre d’histoires courtes, mais qui n’est pas dans la même approche séquentielle. Je désirais vraiment faire quelque chose de très différent après avoir passé tant d’années sur ces séquences si minutieusement organisées. Le nouveau livre retourne donc vers un système plus simple qui alterne une page de texte et une illustration. Les peintures de cet ouvrage sont aussi plus libres, plus stylisées que réalistes, ce qui est en fait ma façon préférée de peindre. Dans certains de ses aspects, le style de Là où vont nos pères n’était pas très naturel pour moi. Etant relativement photo-réaliste, de nombreuses choses pouvaient tourner plus mal que bien !    Je travaille aussi sur une adaptation en court-métrage animé d’un livre illustré plus ancien qui s’intitule The Lost Thing. Cette adaptation a de nombreuses similarités avec le langage visuel de Là où vont nos pères du fait du séquençage très serré des story-boards et d’un usage parcimonieux des dialogues et de la voix-over. J’ai étudié l’art du story-board, du film et des techniques de montage alors que je travaillais simultanément sur ce court-métrage et « Là où vont nos pères ». Ces deux œuvres se sont donc nourries l’une de l’autre. [Entretien réalisé par courrier électronique en Avril 2007 pour le dixième carnet XeroXed. Traduit de l’anglais par Nicolas Verstappen avec l’assistance de Sandra Renson.]  [1] Alan Moore’s Writing for Comics (volume one), Alan Moore, Avatar Press, p.21.  [2] Daniel Clowes, version française chez Vertige Graphic.  [3] Daniel Clowes, version française chez Cornélius.  [4] Alan Moore & Dave Gibbons, version française chez Delcourt.  [5] Art Spiegelman, version française chez Flammarion.  [6] Raymond Briggs (1934 - ) : dessinateur anglais. Auteur du très bel Ethel et Ernest paru chez Grasset.  [7] Dave McKean & Neil Gaiman, version française chez Delcourt.  [8] Tous deux de Raymond Briggs, version française chez Grasset  [9] Scott McCloud, version française chez Delcourt.  [10] NDT : Shaun Tan utilise là le terme de « visual literacy ».  [11] Dans le forum intitulé « Verdict panoramique de vos dernières lectures ».

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Interview de Juanjo Guarnido pour Sorcelleries

En l’espace de trois albums, Juanjo Guarnido a fait une entrée fracassante dans le monde de la bande dessinée avec Blacksad. C’est pourtant une nouvelle facette de son talent que les lecteurs découvriront en janvier avec la parution du premier volume de Sorcelleries – sur un scénario de Teresa Valero –, qui s’adresse à un public plus familial. Explications. Question inévitable : pourquoi une nouvelle série plutôt qu’un Blacksad ?  J’avais une profonde envie de réaliser quelque chose pour les enfants, y compris mes propres enfants, c’est aussi simple que ça ! Et puis il y avait cette volonté de faire une série d’humour, de changer de registre, de style graphique : c’est quelque chose de légitime pour un dessinateur de vouloir expérimenter autre chose et de ne pas se sentir prisonnier d’un style, c’est en tout cas mon sentiment. Cette série s’adresse à des enfants mais aussi à des adultes : il y a beaucoup de second degré…  Absolument, il y a en fait un double niveau de lecture qui fait que Sorcelleries s’adresse aux enfants mais aussi aux parents. En cela, c’est une série familiale. Il y a par exemple cette vision assez caustique – tout en restant drôle – du consumérisme.  C’était amusant de mettre en parallèle le monde rustique, presque archaïque, des sorcières – notamment des trois vieilles sorcières qui ont les rôles principaux – et celui qu’incarne le personnage de Rex, symbole de la société de consommation. Mais ce n’est pas une série à message, il y a juste un regard porté sur notre monde et ses dérives, sur le degré de bêtise que l’on est capables d’atteindre. On en rigole ouvertement, d’autant que la confrontation des deux univers servait parfaitement ce propos. Sorcelleries était d’abord un projet d’animation ?  Oui, c’était un projet destiné à devenir un dessin animé et, comme souvent, c’est resté dans un tiroir. Quand la scénariste, Teresa Valero, m’a fait lire ce scénario, elle l’avait adapté pour la bande dessinée. Teresa avait en effet fondé un studio d’animation à Madrid avec Juan Díaz Canales, le scénariste de Blacksad – qui, depuis, est devenu son mari – et avait envisagé Sorcelleries en animation dans un premier temps. Après l’arrêt des studios Tridente, elle a donc retravaillé le projet tout en sachant que j’avais cette envie de m’adresser à un lectorat plus jeune. J’ai adoré ce scénario qui m’a fait rire comme si j’étais un enfant ! C’était le projet rêvé pour moi et c’est comme ça qu’on s’est lancés dans l’aventure. Teresa a elle-même des enfants…  Deux filles et bientôt un garçon, ce qui fait qu’elle ne pourra malheureusement pas se rendre au festival d’Angoulême au moment de la sortie du premier titre. Ton expérience dans l’animation, chez Disney, aurait-elle eu une influence sur ton désir de faire quelque chose pour de plus jeunes lecteurs ?  En fait, je ne pense pas, en tout cas pas consciemment. C’était une envie indépendante de mon parcours d’animateur chez Disney. Cela peut paraître simpliste mais j’avais vraiment cette envie de m’adresser à des enfants et de les faire rire (il insiste sur ce mot). Si les lecteurs s’amusent comme j’ai pu moi-même rire, parfois aux éclats, en découvrant le scénario, ce serait extraordinaire ! Et ce rire est souvent provoqué par ton dessin particulièrement expressif. Très souvent, on entend dire que le dessin réaliste serait plus “facile” que le dessin d’humour. Tu es passé de Blacksad, avec un dessin réaliste et une mise en couleur à l’aquarelle, à un dessin d’humour plus dépouillé : le passage a-t-il été délicat ?  C’est plus compliqué que ça car je n’ai pas découvert le dessin d’humour avec Sorcelleries, l’expérience accumulée dans l’animation m’avait par exemple donné des bases. Et puis la technique et la méthode sont différentes entre Blacksad et Sorcelleries. Je ne rentrerai donc pas dans le jeu de la comparaison, en revanche, je sais que j’ai dû lutter contre la tentation, presque l’instinct, de faire du dessin trop élaboré. Il fallait simplifier, aller à quelque chose de plus direct, y compris dans le découpage et la mise en scène. L’un de mes paris était aussi de provoquer l’amusement voire le rire par le dessin, ce qui est très compliqué. Un superviseur d’un studio d’animation m’avait dit un jour : “Tu possèdes un dessin assez drôle pour un dessinateur réaliste.” Cela m’avait fait réfléchir. Je suis admiratif devant le travail de certains, comme Uderzo, qui arrivent à provoquer le rire sur la base d’un dessin, dans la situation donnée par le scénario, cela va de soi ! Dans la scène finale de la fête, tu t’es amusé à croquer des tas de personnages totalement irrésistibles.  Il faut dire qu’il y a des tas de clins d’œil avec des personnages extravagants, parfois réels d’ailleurs, donc c’était un peu “facile”. J’ai souvent eu des discussions avec des illustrateurs, notamment dans l’animation, à propos des particularités, des détails au niveau du graphisme et de l’animation qui font le charme, “l’appeal” d’un personnage. Comment se fait-il que les personnages de Dingo, Donald, Kermit la grenouille ou la Panthère rose soient aussi drôles ? C’est très subtil et fascinant à analyser, comme les yeux, la silhouette, etc. J’ai par exemple un gros faible pour le personnage de Cookie Monster. Je trouve incroyable comment, d’une marionnette si simple, on arrive à tirer tant de personnalité rien que par le timing de son jeu d’acteur et son déroutant jeu de pupilles ! Je l’ai d’ailleurs intégré discrètement dans Sorcelleries… On sent ce plaisir que tu as eu à dessiner Sorcelleries…  Bien sûr, parce que cela s’est fait de façon légère dans le bon sens du terme, j’ai eu un vrai plaisir à dessiner plus “simplement” et puis je me suis attaché aux personnages, il y avait un côté tout à fait jubilatoire à les dessiner ! Aurais-tu réalisé cet album avec une âme d’enfant ?…  Durant ma jeunesse, j’ai eu cette chance de pouvoir lire des tas de bandes dessinées. Maintenant que je suis devenu auteur, j’essaie de garder cet état esprit d’enfant, cet appétit de lecture et de création. Tu es vraiment exigeant avec toi-même, on sent que tu as du mal à te satisfaire de ton travail.  Comme le rappelait Pascal Rabaté, quand on revient sur ses planches, on ne voit plus que les défauts ! C’est l’équilibre délicat entre le plaisir de dessiner et la conscience de ne pas toujours être à la hauteur de son envie… Mais à un moment donné, il faut être indulgent avec soi-même ! Avec Sorcelleries, tu as changé de technique de mise en couleur, passant de l’aquarelle à l’ordinateur. Et tu es venu pendant deux mois tous les jours – parfois le week-end ! – réaliser tes couleurs sur ordinateur au studio Dargaud. Comment as-tu vécu cette expérience ?  Au niveau de la technique, je possédais des rudiments sur la mise en couleur à l’ordinateur – cela ne m’a pas empêché “d’embêter” les graphistes du studio, qui m’ont parfois bien aidé ! – et je me suis remis dedans parce que cette technique était plus appropriée au projet. Le fait de venir chez Dargaud de cette manière m’a un peu rappelé l’époque où je travaillais en studio. Il y avait un vrai plaisir à l’idée d’y venir chaque jour, de déjeuner avec les maquettistes, bref, d’avoir un échange, même si j’essayais de ne pas les déranger… Encore merci à eux : vous avez été adorables ! Les auteurs étaient parfois surpris de te voir travailler au studio Dargaud…  Oui, c’était assez amusant, à plusieurs reprises on me présentait comme le nouveau stagiaire, c’était le running gag ! (Rire.) Ressens-tu un peu d’appréhension avant la sortie de Sorcelleries ?  Alors là oui, indéniablement. J’essaie de ne pas trop y penser mais bien sûr, je me demande comment les lecteurs vont accueillir l’album, je mentirais en disant l’inverse. Depuis le départ, on savait que l’on prenait un risque, surtout que Blacksad a la chance de connaître un vrai succès et là, on repart à zéro. J’ai conscience que le nom des auteurs sur une couverture ne veut pas dire grand-chose à part quelques rares exceptions, d’ailleurs les univers de Sorcelleries et de Blacksad n’ont rien à voir, on ne trompera pas les lecteurs avec ça. Sorcelleries n’aura sans doute pas le même traitement médiatique que Blacksad, il a moins un profil de “livre à prix”, ne serait-ce que parce que c’est de l’humour et que vous vous adressez à un lectorat plus jeune…  Sans doute, mais notre seul souci est de toucher les lecteurs, de les faire rire comme nous avons pu rire en le réalisant : c’est ça la plus belle des récompenses, ça vaut tous les prix. Quid de Blacksad ?  Il reviendra, évidemment. Je vais enchaîner trois albums de Sorcelleries (il y en aura deux en 2008, NdlR) avant de revenir avec beaucoup d’envie à Blacksad. J’ai conscience que les lecteurs devront attendre : un peu de patience... François Le Bescond

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Rendez-vous à Berlin avec Marvano

Avec Deux enfants de roi se conclut le triptyque que Marvano a consacré à Berlin. Plus qu’une illustration instructive des soixante dernières années d’une ville marquée par l’Histoire, c’est une réflexion sur notre passé, notre présent et notre avenir que nous propose l’auteur… Pourquoi vous êtes-vous attelé à retracer le passé récent de la capitale allemande ?  Berlin a été un lieu clé de notre Histoire contemporaine. C’est de là que sont issus 90 % des problèmes auxquels nous sommes encore confrontés. J’ai cru intéressant de montrer au jeune public qu’il y a toujours des causes et des conséquences à toute chose. Je voulais aussi expliquer que les motifs de situations actuelles sont généralement plus anciens qu’on ne l’imagine ordinairement. On oublie maintenant tellement vite, même des événements relativement récents ! Je ne suis pas sûr que beaucoup d’adolescents savent qu’il y a moins de vingt ans, un mur infranchissable coupait Berlin en deux. Je trouve cela inquiétant car faire abstraction du passé, c’est se condamner à renouveler sans cesse les mêmes graves erreurs. S’ils veulent résoudre les problèmes, les gens doivent d’abord prendre conscience de ce qui les crée. Faut-il remonter à la chute de Berlin en 1945 pour comprendre le marasme dans lequel le monde actuel se débat ?  Les répercussions d’un événement sur d’autres que nous avons vécus ou que nous vivons ne sont pas toujours immédiatement perceptibles. Pour appréhender valablement les choses, il faut les considérer avec un certain recul. Il faut observer une distance de quelques années pour véritablement comprendre quelles machinations ont abouti aux conséquences que nous savons. Sans l’invasion par les États-Unis de la baie des Cochons à Cuba, pas de mur de Berlin en 1961. Sans le mur de Berlin, pas d’implantation de missiles nucléaires soviétiques à Cuba en 1962. Sans l’implantation de missiles nucléaires soviétiques à Cuba, pas d’assassinat du président américain Kennedy en 1963, etc. Tout est étroitement lié. Nous qui avons été imprégnés d’une vision occidentale de la guerre froide et de ses suites, pouvons-nous revisiter les faits objectivement ?  Le problème aujourd’hui, c’est que l’objectivité n’est plus politiquement correcte. On peut bien sûr dire que l’Allemagne a été un fléau pour le monde entier, mais il est maintenant malvenu de le déclarer ouvertement. À mon avis, il y a une nette différence entre l’objectivité actuellement permise dans notre société et l’objectivité vraie qui n’est pas toujours politiquement correcte. Berlin est une fiction basée sur des événements authentiques, mais avez-vous interprété certains faits en fonction de cette fiction ?  Tous les faits relatés sont exacts et vérifiés. Seuls mes personnages sont fictifs. Quand, par exemple, je dis qu’en 1961 les Anglais ont livré à la RDA les barbelés qui allaient servir à bloquer les accès entre les deux Berlin, c’est une vérité. Cela démontre que les Occidentaux savaient que quelque chose se préparait. Le fait qu’ils n’aient pas réagi la nuit du 13 août 1961, où les Allemands de l’Est érigèrent le mur, prouve que les centres de pouvoir à l’Ouest n’étaient pas surpris. Ce n’est pas une interprétation des faits qui m’est personnelle : ce sont des réalités que tout le monde s’accorde maintenant à admettre. La fin très ouverte de l’épilogue du tome 3 qui paraît actuellement laisserait-elle présager un possible prolongement ?  Non. Mon histoire se termine en 2008. Certains des protagonistes qui l’ont vécue sont toujours vivants et poursuivent quelque part leur vie. C’est à eux qu’appartient la suite. Une histoire ne se termine jamais parce qu’il y a toujours des descendants qui portent un héritage auquel ils n’échappent pas. Cela vaut pour un individu, cela vaut pour une société, cela vaut pour le monde entier. Mais, pour moi, s’il n’y a pas de suite à ce troisième album, j’envisage de persévérer dans cette voie-là. Je voudrais un peu retracer ma propre histoire, savoir d’où je viens, comment était le monde alors. Je voudrais comprendre ce que j’ai vécu. Je sais que dans mon passé, il y a des solutions pour le présent. Je les cherche et j’aimerais que les autres les cherchent également. Jean-Louis Lechat

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De Gaulle à la plage… et Jean-Yves Ferri en interview

On peut avoir été l’un des plus grands chefs d’État français et avoir connu des moments de villégiature… Partant de cette idée délicieusement simple (et un tantinet farfelue !), Jean-Yves Ferri a réalisé un album dans la collection “Poisson Pilote”. Un chef-d’œuvre d’humour… français ! “Mon seul rival international, c’est Tintin”, aurait – selon Malraux – dit de Gaulle. Et maintenant, grâce à vous, le général de Gaulle devient un véritable personnage de BD. Comment vous est venue cette idée ?  Difficile à dire. À l’origine, je crois avoir entendu des voix qui me disaient : “Va, cours et fais un album sur le général de Gaulle…” Non, en fait le personnage m’intéressait depuis longtemps. Sa dimension historique et sa personnalité en font un ovni de l’Histoire. Le point de départ a été d’accoler le général à l’idée de plage et de villégiature, ce qui est une sorte d’hypothèse absurde et une situation à rebrousse-poil pleine de possibilités de gags. De Gaulle, par sa personnalité et son physique hors normes, n’a cessé d’inspirer les caricaturistes de son époque. On pense notamment à Roland Moisan. Comment vous situez-vous par rapport à cet héritage artistique et scénaristique ?  Ma démarche est différente. Les caricaturistes de l’époque se mesuraient au personnage en activité et à sa politique. “Mon” de Gaulle est davantage un monsieur Hulot déphasé. On est à la fin des années 1950. Sa période de gloire est passée et il n’a pas encore été rappelé au pouvoir. Incognito sur la plage, il ronge son frein et tente d’écrire ses mémoires. Évidemment, les choses dérapent progressivement jusqu’à une situation improbable de flirt de vacances qui aurait bien pu nous priver à tout jamais de son retour aux affaires. Dans la mémoire collective, de Gaulle, c’est d’abord la tenue militaire et deux moments clés : l’appel du 18 Juin et la Seconde Guerre mondiale, la fin de la guerre d’Algérie et les débuts de la cinquième République. Or le voilà qui apparaît dépourvu de tout atour, en maillot de bain (!) et en pleine traversée du désert. Pourquoi avoir choisi ce contexte ?  L’humour ne marche jamais aussi bien que si la situation de fond est tragique. Or si on y réfléchit, la situation du de Gaulle de l’album est tragique. Il est, en ces années 1950, écarté du pouvoir et de l’action, confronté à des baigneurs qui ne le reconnaissent pas et à des proches qui l’incitent à la modération, il n’a plus rien de providentiel. Pour lui, ces temps de calme plat sont une calamité. Heureusement, à ses côtés, son aide de camp, le capitaine Lebornec, continue à croire en lui… Abandonné des Français, de Gaulle, pour cette première escapade balnéaire, n’est pas seul. Pouvez-vous nous expliquer ce qui a guidé le choix de cet aréopage saugrenu ?  C’est vrai, je l’ai affublé d’une épouse et d’un fils assez peu conformes à la réalité historique. Yvonne va jusqu’à douter des raisons qui ont poussé son mari à partir pour Londres en juin 1940… L’idée était de renforcer l’impression de solitude autour du général. Il en est à l’instant critique où il hésite entre l’idée de retour au pouvoir et celle de tout laisser en plan pour devenir enfin un baigneur comme les autres. Tout ça au rythme de la vie balnéaire, particulièrement plate et monotone… ça donne envie, non ? Et puis il y a l’incroyable chien Wehrmacht…  J’ai trouvé ce chien dans les (vraies) Mémoires de Philippe de Gaulle. Il a donc existé pour de bon et s’appelait non Wehrmacht mais Vincam (“Je vaincrai”). C’était bien le rejeton d’un chien-loup d’Hitler recueilli un temps à la Boisserie. Je ne pouvais quand même pas laisser passer ça. Sur cette belle plage, le général retrouve même l’un des autres héros de la Seconde Guerre mondiale : Winston Churchill…  C’est la moindre des choses. Même, si dans la réalité, Churchill ne serait jamais descendu dans un hôtel aussi modeste. Là encore, on ne pouvait pas faire l’économie de ce duo. Les deux hommes étaient dotés d’un humour assez féroce. En comparaison, je suis resté très light, conforme je crois au ton de la BD un peu naïve de l’époque… Voilà le mot : cet album est très naïf. J’adore la naïveté qui permet de dire des choses, sur le pouvoir notamment, sans emphase inutile. D’ailleurs, la présentation de l’album joue aussi sur ce registre naïf : couleurs tramées, dos toilé, etc., un peu l’album que vous auriez pu trouver dans le grenier de votre grand-mère si elle n’avait pas tout revendu sur e-Bay. Pourquoi avoir choisi, comme dans Le Retour à la terre, le strip en 6 cases ?  Question de rythme efficace, de “mécanique” du gag. Le pari étant de révéler un personnage assez éloigné du lecteur. Alors que Le Retour joue sur des situations beaucoup plus familières. Ah j’en ai chié, je vous le dis ! Une suite est-elle prévue ? Pompidou à la montagne ? Mitterrand à EuroDisney ?  Sûrement pas. Pour les raisons évoquées ci-dessus, je reviens immédiatement aux oiseaux et aux petites fleurs… R. Lachat

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La Quête de Loisel, Le Tendre et Aouamri

Il aura fallu neuf ans pour que la suite à L’Ami Javin, qui débute le “cycle d’Avant La Quête”, connaisse enfin une actualité en librairie… Aux manettes de cet album attendu (euphémisme), un triumvirat composé de Régis Loisel, Serge Le Tendre (les deux créateurs de la série) et Mohamed Aouamri qui succède à Dominique Lidwine sur le dessin. Explications à trois… Première rencontre Il se dit que c'est en découvrant des illustrations d'Aouamri lors d'une exposition que, Régis, tu as eu l'envie de lui demander un essai sur La Quête. Info ou intox ?  Régis Loisel : Info ! C’était lors du festival de Perros-Guirec et c’est en tombant sur deux planches de Mohamed, extraites de sa série Mortepierre (1), que j’ai pensé à lui pour La Quête. Comme il dédicaçait, je lui ai demandé à brûle pourpoint “ça te dirait de travailler sur la suite sur La Quête ?”, ce à quoi sa réponse fut à peu près “euh, tu déconnes ou quoi ?” (rires). Bien sûr j’en ai parlé à Serge qui était d’accord pour qu’on lui demande un essai. C’est comme ça que tout a démarré. Mohamed, tu as succédé à Lidwine sur la suite de L'Ami Javin qui fait partie du "Cycle d'Avant". On peut penser que cette reprise a nécessité pas mal de travail pour trouver tes marques au départ ?  Mohamed Aouamri : Le travail de Lidwine sur L’Ami Javin est tout simplement somptueux. Ajoutez à cela l’aspect culte et l’aura de la série, vous comprenez vite que si on veut être un minimum dans la continuité, c’est une montagne de travail qu’il vous faut pour assurer… malgré le doute permanent ! Culte On dit souvent que La Quête est une série culte. C'est d'autant plus fort qu'elle ne compte que cinq albums à ce jour !  SLT : Série culte… Comment expliquer ? Peut-être que Régis et moi, on était au bon endroit, au bon moment ? Peut-être même que, autrement, ça ne se serait jamais fait ? Peut-être aussi que je me pose pas la question parce que ça changera rien ?  Plus sérieusement, j'ajoute que ceux qui ont fait notre meilleure “publicité”, ça reste les lecteurs. C'est à eux - et aux libraires aussi - que La Quête doit sa réputation. S’ils nous restent fidèles et s’ ils continuent encore de longues, très looongues années à contaminer leurs enfants et tous leurs petits-enfants, alors là, c'est possible que La Quête s'installe durablement. Mais bon. On en reparle dans un siècle ou deux ?… Trois ? D'accord. RL : Je suis d’accord avec Serge ! En fait au départ nous sommes arrivés à un moment où il n’y avait pas grand chose en héroïc fantasy mais ça tient aussi au fait que nous y avons mis toute notre énergie et nos envies. C’est une alchimie particulière qui fait que, dans La Quête, il y a autant d’humour que de moments dramatiques ; on travaille beaucoup sur les sentiments et on s’attarde plus sur les faiblesses des personnages que sur leurs qualités, ça les rend plus humain, plus réel. Le succès est arrivé et, comme le dit Serge, on le doit aux lecteurs et aux libraires mais c’est un fait que La Quête est venue en résonance au public. Ce qu’il y a d’amusant c’est de constater que des lecteurs ne connaissent pas toujours la série parmi les plus jeunes d’entre eux qui ont plutôt connu Lanfeust de Troy qui est pourtant arrivé après… mais avec plus de régularité ! Avez-vous conscience d'avoir influencé toute une génération d'auteurs, au point de faire de l'héroïc fantasy un genre qualifié de mainstream en bande dessinée ?  RL : On est tous influencés par quelque chose, moi le premier : par Walt Disney, Moebius, Uderzo, Morris… Ce sont des gens que je vénère et il y a forcément eu une influence dans mon travail, inconsciente ou pas d’ailleurs. À propos de l’heroïc fantasy, il faut préciser que, dans l’absolu, ce genre ne nous intéressait pas plus que ça et on en a justement fait quelque chose d’autre, sans trop se prendre au sérieux, et c’est devenu La Quête de l’oiseau du temps… SLT : Toute une génération ? Faut pas exagérer !.. Et puis, on a passé la main depuis. D'autres auteurs ont pris le relais. D'autres modes aussi. C'est cyclique. Comme la minijupe et les chansons des Beatles ! Secrets de fabrication Mohamed, au départ, tu te lançais sur des planches dont le crayonné était incroyablement poussé ! Une façon de te rassurer ?  MA : C’est vrai que c’est rassurant. Le seul “hic” c’est quand il s’agit d’encrer car vous perdez certaines subtilités du crayonné, peaufiné parfois à l’extrême. Désormais je crayonne juste ce qu’il faut pour me laisser une marge de réinterprétation à l’encrage ; une méthode qui me permet aussi d’avoir à l’esprit et sur le papier un dessin plus “frais”. Le découpage fourni par Régis t'a permis d'avancer avec plus de repères et de te concentrer sur le dessin. Mais le temps a passé et au final on sent que ce fut un vrai marathon graphique, d'autant que l'album fait 64 planches...  MA : Sur la première moitié de l’album, Régis et moi avions fait un survol du scénario qui s’est traduit par des petits croquis de la taille d’une carte postale, ce qui me semblait suffisant pour travailler et garder une grande liberté de création. Comme son atelier était en travaux, nous dessinions au gré des terrasses ensoleillées, un pichet de bière ou une cafetière à portée de main. Les 30 dernières planches se sont faites avec plus de confort du fait d’un découpage nettement plus poussé : j’ai alors travaillé plus rapidement ! C’est une expérience enrichissante pour la suite… La narration, la compréhension : pour toi qui est co-scénariste, Serge, on sent que cette question est essentielle à tes yeux...  SLT : Primordiale. Elles le sont autant pour Régis que pour moi. Mais elles ne sont qu'un véhicule. Sans rien à dire, sans émotions à raconter, elles ne sont qu'une coquille vide... un effet. Les rustines - c'est à dire les corrections de dessin sur la planche – ont été nombreuses, n'est-ce pas finalement la partie la plus ingrate pour un dessinateur ?  RL : Oui et c’est pourtant la plus satisfaisante dans le sens où, au moment où tu réalises ces corrections, tu ne peux pas t’empêcher de penser “ouf, heureusement que ce dessin a été corrigé !”. Pour un dessinateur, pour peu qu’il soit vigilant, c’est une étape fastidieuse mais nécessaire ; ça peut être un visage, une perspective, un élément de décor, mais il faut le faire. On a réalisé pas mal de rustines sur cet album avec Mohamed, le but n’était pas qu’il fasse du Loisel, c’était qu’il se transcende lui-même en tant que dessinateur. L’autre difficulté dans le cas de cette série était qu’il fallait respecter les codes de La Quête et, quelques fois, Mohamed s’en écartait. Cela ne voulait pas dire que son dessin n’était pas bon mais qu’ il n’était plus dans l’esprit de La Quête C’est compliqué mais c’était aussi mon rôle que de l’amener à respecter cette cohérence graphique propre à la série. Le coloriste, François Lapierre, a travaillé sur l'album, pour lui aussi ce fut un baptême du feu sur la série...  SLT : Il en a bavé. La pression, les délais, les repentirs, l'éloignement, les autres albums en chantier, rien ne lui aura été épargné... il a terminé sur les rotules mais comme un chef. Un grand coup de chapeau à l'artiste ! RL : Oui, il a fait un gros travail, ce n’était pas évident de prendre le relais d’autant que ses précédentes mises en couleurs sur Magasin Général ou Le Grand Mort (2) étaient dans des gammes différentes. Lui aussi a réussi à s’approprier l’esprit de la série. Même question à vous trois : quel est le personnage pour lequel vous avez le plus d’affection dans Le Grimoire des Dieux ?  SLT : Le couple Bragon/Mara... Indissociables... éloignés l'un de l'autre ou proches... ils restent toujours là, liés par la tragédie de leur destin. On les suit... on les découvre... et on sait comment tout ça va finir mais on ne peut pas s'empêcher d'espérer pour eux un autre destin...  hélas, mille fois hélas... tout est déjà écrit. RL : Dans cet album là, c’est effectivement le couple Bragon/Mara qui sort du lot. À titre personnel j’ai un petit faible pour Bragon parce qu’il est tout sauf un héros, il fait ce qu’il peut. En même temps il se laisse aller, il apprend à boire ou à baiser mais aussi à se battre et on se doute bien que ça lui sera utile plus tard ! Et après ? La question est inévitable : il a fallu attendre 9 ans pour avoir cette suite à L'Ami Javin mais on peut d'ores et déjà dire que la suite arrivera plus rapidement. SLT : On n’attendra pas de passer un autre siècle, ça, c'est sûr. On a enfermé Vincent Mallié, qui travaille sur les deux prochains albums en parallèle à Mohamed, dans un cul de basse-fosse et j'ai jeté la clé ! Il a déjà avancé sur plus d'une vingtaine de planches. Encore une petite dizaine livrée et il aura le droit de voir sa famille pendant un demi-heure (rires) ! On a compris la leçon ! Un album tous les deux ans ou rien ! RL : Un siècle, c’est un peu long, nous sommes d’accord ! Vincent avance vraiment bien sur les deux albums à venir avec ses qualités propres. Nous avons tous, dessinateurs, nos limites mais aussi nos qualités et c’est amusant de voir que, par exemple, Mohamed est très fort sur les personnages : il arrive à leur donner cette vie, une forme de générosité alliée à un sens du mouvement. Vincent s’épanouit plus dans les décors avec un trait d’une grande finesse et il progresse sans cesse. Mais dans les deux cas on reste dans La Quête, ça je n’en démords pas, je reste le gardien du temple !    L'ombre du Rige plane dans Le Grimoire des dieux, on peut supposer que ce personnage sera au centre du prochain album ?  SLT : L'Ombre du Rige, tiens, tiens, voilà qui ferait un beau titre. On peut le garder ? François Le Bescond (1) chez Soleil (2) chez Casterman et Vents d’Ouest

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Dix questions pour un double XIII

Vingt-trois ans après la découverte d’un corps inanimé sur une plage, XIII, la BD culte de Jean Van Hamme et William Vance, s’achève. En apothéose.  Deux albums paraissent le 13 novembre. L’un, dessiné par Jean Giraud – le créateur de Blueberry –, révèle la véritable identité de l’homme à la clavicule tatouée. L’autre, dessiné par William Vance, clôt l’aventure qui a passionné des millions de lecteurs. Réponses aux questions que vous vous posez. Pourquoi deux XIII ?  Yves Schlirf (éditeur) : Quand Jean Van Hamme annonça, il y a trois ans, son intention de mettre fin à XIII, je me suis retrouvé K.O. debout. Arrêter une série qui vend 500 000 exemplaires à la nouveauté ne se fait pas de gaieté de cœur ! L’idée de le convaincre d’écrire un album de plus ne m’a plus quitté. Pourquoi Giraud ?  Yves Schlirf : Je connaissais bien Jean Giraud. Un jour, je lui ai glissé : “Si je te propose de dessiner un XIII, tu me jettes dehors ?” Réponse : “Servir une telle histoire ne me déplairait pas.” Jean Giraud : J’ai un peu hésité mais Isabelle, mon épouse – dont l’avis compte beaucoup pour moi – a été immédiatement séduite. Et Jean Van Hamme est l’héritier de Greg et de Charlier, les plus grands scénaristes que j’ai connus. Qu’à Paris certains le boudent m’a d’autant plus incité à dire oui. Pourquoi Van Hamme a-t-il accepté de manger son chapeau ?  Jean Van Hamme : Yves m’a piégé. Comment dire non à Giraud ? J’ai écrit La Version irlandaise en cinq semaines tant l’histoire “coulait” bien. La rapidité peut être parfois gage de qualité. Pourquoi l’Irlande ?  Jean Van Hamme : XIII est soit le fils d’un journaliste américain, soit un terroriste irlandais. Consacrer un album à ce dernier m’a paru être une bonne idée. Et m’a permis de dire deux ou trois choses qui me tiennent à cœur, sans délicatesse excessive, sur le terrorisme et la gestion du drame irlandais par les Anglais. Qu’apporte La Version irlandaise ?  Jean Van Hamme : Je l’ai écrite pour Jean Giraud avant de composer mon dernier scénario pour William Vance. Sans le Giraud, Le Dernier Round aurait été plus plat car j’aurais dû y intégrer de nombreuses explications. L’album de Vance prend tout son sens grâce à celui de Giraud. C’est en lisant La Version irlandaise que XIII découvre enfin qui il est. Peut-on se passer de lire le Giraud ?  Jean Van Hamme : Non, j’ai tout fait pour ! La véritable identité de XIII est évoquée dans Le Dernier Round. Mais pour comprendre comment il en est arrivé là, pour répondre à bien des interrogations de la série, il faut lire La Version irlandaise. Comment a réagi William Vance ?  William Vance : Dans les années 1990, j’ai dessiné deux albums de Marshal Blueberry. Aujourd’hui, Jean dessine un XIII. La vie est pleine de surprises ! Bienvenue à bord, Jean ! Ses ambiances sont uniques et son album bourré d’anecdotes qui renvoient au mien. Comme le mien donne très envie de lire le sien. Jean Van Hamme a bien réussi sa sortie ! Que pense Giraud du travail de Vance ?  Jean Giraud : William est le dessinateur de bande dessinée classique à son summum. Il faut beaucoup de métier pour passer d’un western comme Ringo à un récit moyenâgeux comme Ramiro, d’une histoire de marine du xixe siècle comme Bruce Hawker à un thriller contemporain comme XIII ! Et toujours avec la même élégance, le même enthousiasme graphique. Son style n’est pas de l’hyperréalisme mais un rêve de réalité. La BD consiste à projeter le lecteur dans une crédibilité sensorielle qui permet de développer de l’émotion. Vance est maître en ce domaine. Comment ce projet, lancé en 2004, a-t-il pu rester secret ?  Yves Schlirf : J’avais des suées chaque matin… Jean Giraud : Ce ne fut pas facile. Lorsque ma fille Hélène se penchait sur mon travail, j’éludais les questions en parlant d’un vague “truc” sur l’Irlande. Je n’ai trahi ma promesse qu’une fois : avec François Boucq, en qui j’ai une confiance absolue. Jean Van Hamme : Je n’ai rien dit à personne avant le début de cette année, comme nous l’avait demandé l’éditeur. Mais simplement parce que la torture n’existe plus entre gens de bonne éducation… Est-ce vraiment la fin de XIII ?  Jean Van Hamme : No comment. Yves Schlirf : Joker.William Vance : Je n’ai pas bien entendu la question !

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Giraud en pays apache

Publié en marge du cycle Mister Blueberry, l’album Apaches est un hors-série publié en novembre par Dargaud. Selon Jean Giraud, il s’agit d’une “œuvre rénovée offerte en cadeau aux amateurs de Blueberry”. Cette reprise, très profondément retravaillée, apporte une lueur nouvelle sur la vie du célèbre lieutenant au nez cassé. En effet, cet épisode se situe chronologiquement juste avant Fort Navajo, le premier volume de la saga. Apaches n’est pas une œuvre inédite. Cependant, l’album tel qu’il se présente aujourd’hui constitue un ensemble original. Pouvez-vous nous parler de la genèse de cette histoire ?  Les lecteurs du cycle Mister Blueberry se souviendront que Blueberry était presque absent de l’action liée au célèbre duel de OK Corral. En effet, il était grièvement blessé dès le début du récit. Mais durant sa convalescence, il racontait en flash-back un épisode de sa jeunesse, lors de sa première rencontre avec Geronimo. C’est cette aventure, ce “récit dans le récit” disséminé à travers les cinq albums du cycle, que j’ai choisi de développer pour en faire un album autonome. J’ai souhaité revenir sur cet épisode car, selon moi, c’est là que se trouve le vrai pivot du récit, qui éclaire d’un jour nouveau la psychologie de Blueberry. Effectivement, même si cette intrigue est déjà connue, le fait de la relire dans son unité lui redonne une force et une cohérence que l’on ne soupçonnait pas. Mais cela a dû susciter pas mal de travail ?  C’est une remise en forme complète. Il m’a fallu donner une nouvelle présentation et, surtout, conférer un tonus inédit à l’ensemble. Pour retrouver la cohérence et la justification du récit, j’ai retravaillé un grand nombre de textes. Ensuite, j’ai dû modifier plusieurs scènes de narration, lorsque Blueberry racontait son histoire au passé, afin de les remplacer par des scènes d’action directe au présent. De même, j’ai inventé de nombreuses cases de liaison pour assurer la continuité de l’intrigue. Et enfin – et c’est selon moi le plus important –, il m’a fallu créer entièrement les planches finales, qui ferment à la fois cette histoire et permettent de la réintégrer comme un prélude aux aventures de Blueberry. C’est un épisode antérieur à Fort Navajo, le premier album de la série. Vous dites aussi que cela vous a permis de corriger un certain nombre d’erreurs de dessin. Jean Giraud dessinerait-il mal ? Ce serait un scoop…  (Rires.) Il y a toujours des petites rectifications nécessaires. Des redressements de dessin parfois imperceptibles. (Jean Giraud ouvre les divers albums du cycle pour les comparer aux “nouvelles” planches d’Apaches.) Ici, j’ai enlevé un pilier car il gênait la lisibilité du dessin. Là, c’est une main raccourcie afin de mieux coller à la perspective. J’ai même corrigé une véritable bourde. Dans la première version, on voyait un officier qui apparaissait avec une barbe et qui la perdait dès la case suivante ! Heureusement, personne ne l’avait remarqué. Mais désormais, grâce à Apaches, il l’a retrouvée. Au total, il s’agit donc d’un travail considérable.  Considérable, en effet. À chaque page et parfois à chaque case, il y a une quantité de détails infimes qui ont été repris, tant au niveau du dessin que de la couleur. Ceux qui voudront comparer les deux versions pourront y passer des heures. Car croyez-moi, ce n’est pas le jeu des “7 erreurs”, ce serait plutôt celui des “777 erreurs” ! Dans cet album, Blueberry apparaît comme un ivrogne, toujours entre deux bagarres. Un véritable antihéros. Est-ce vraiment l’image que vous avez voulu donner ?  C’était inévitable. À partir de la mort de Charlier, je ne me suis plus senti obligé de respecter ces lois du genre. C’est pour cela que Blueberry n’est plus militaire. Il est devenu civil ce “mister Blueberry” – qui constitue un jeu de mots à comprendre comme le “mystère Blueberry”. Le fougueux jeune homme que l’on voit dans La Jeunesse de Blueberry a été profondément atteint par la guerre de Sécession. À la fin de ce conflit, il a vécu un épisode tragique – que je raconterai peut-être un jour – qui l’a profondément transformé. Il est devenu un déchet humain qui traverse une grave dépression posttraumatique. À la manière de certains vétérans de retour du Viêt Nam ou d’Iraq. Ce qui fait que le véritable héros de l’action semble plutôt être Geronimo.  Oui, face à Blueberry devenu une épave, c’est Geronimo le vrai héros. Il constate sa dégradation et utilise son désespoir comme un levier. On le voit : ma préoccupation n’est pas l’histoire ou l’anecdote mais la part de spiritualité. C’est là le vrai pivot de mon récit. Arrêtez-moi si je me trompe : on a l’impression que ce Blueberry est bien dessiné par Giraud mais que c’est Moebius qui a signé le scénario…  Je suis entièrement d’accord. C’est bel et bien un scénario moebiusien. Car il est marqué par toutes les caractéristiques que sont le retour permanent, les correspondances entre le passé et le présent, les jeux sur les structures et les thèmes. Et surtout, les idées de rédemption et de quête introspective. On sait que vous venez de terminer le dernier épisode de XIII, qui paraît en novembre 2007. Mais que nous réserve l’avenir ? Peut-on espérer un nouveau Blueberry ou est-ce que l’on va voir revenir Moebius ?  Ah, c’est un choix cruel ! À vrai dire, je n’ai encore rien décidé. J’ai la possibilité de faire un nouveau Inside Moebius. Mais je suis aussi extrêmement tenté de retrouver l’univers du western et le style de l’Ouest qui joue sur la performance et l’accumulation graphique. D’autant plus que j’ai plusieurs scénarios en tête, y compris un Blueberry 1900, plus axé sur le fantastique. Mais je crois que cela se décidera au dernier moment… Stan Barets